LIVRE V. 83 Trois autres campagnes ne purent l’affaiblir, et laissèrent indécis de quel côté il y avait le plus d’opiniâtreté et de haine. Les vaincus n’étaient pas plus disposés à la paix que les vainqueurs, il fallut que des circonstances indépendantes de leur volonté vinssent suspendre cette lutte terrible (1269). Saint Louis préparait alors (en 1269) sa seconde et déplorable expédition pour l’Afrique; mais tel était dans ce temps-là le système de l’administration, qu'un roi de France entreprenait une guerre au delà des mers, sans avoir les moyens d’y transporter son armée; il fallait, pour effectuer le passage , emprunter les vaisseaux des Vénitiens ou des Génois; et pour qu’ils pussent en fournir, il ne fallait pas qu’ils eussent un ennemi à poursuivre. Toute la chrétienté s’interposa pour déterminer les deux républiques à cesser de mettre obstacle, par leurs divisions, à la délivrance des lieux saints; mais tout ce qu’on put en obtenir, ce fut une suspension d’armes momentanée, qui devint cependant une trêve de quelques années, par la médiation de Philippe-le-Hardi, successeur de Saint Louis. On accusa les Génois d’avoir retenu leurs prisonniers, quoiqu’ils fussent convenus de les rendre, et d’en avoir fait périr deux mille de misère. Venise fournit quelques vaisseaux à Saint Louis : les deux républiques employèrent le temps de cctte trêve forcée à d’autres guerres et à des révolutions. Si 011 a été étonné de l’opiniâtreté du peuple génois à soutenir, pendant dix ans, une guerre si ruineuse, on le sera bien davantage en se rappelant que celte ville, d’où partaient continuellement des flottes pour réparer des désastres et en éprouver de nouveaux, était en proie aux discordes civiles. Le peuple, jaloux du pouvoir des nobles, redoublait ses efforts pour ressaisir sa liberté antérieure, comme pour disputer l’empire de la mer. 11 renversait des familles puissantes, à l’aide de quelques autres qui usurpaient à leur tour l’autorité, et il repoussait en même temps l’armée de Charles d’Anjou , dont l’ambition voulait envahir toute l’Italie. XVII. Tandis que Gênes combattait pour échapper à l’aristocratie, Venise était agitée par d’autres causes qui préparaient aussi des troubles domestiques. La guerre avait été brillante, mais ruineuse ; il fallut recourir à des impôts; et pour atteindre toutes les fortunes, on s’arrêta à l’idée de lever une taxe sur les farines. Le renchérissement du pain excita de violents murmures; le peuple s’assembla en tumulte, environna le palais du gouvernement, et demanda à grands cris la suppression du nouvel impôt. Le doge se présenta accompagné de ses conseillers, il essaya de haranguer le peuple; mais, au lieu de réussir à calmer la sédition, il se vit accablé de huées, de menaces, et contraint de rentrer dans son palais, pour échapper aux pierres qu’on lui lançait. Les séditieux se répandirent dans la ville, attaquèrent et pillèrent les maisons de plusieurs nobles odieux ou suspects à la populace. Ce fut une confusion épouvantable qui mit la république en péril. Des troupes accourues à la hâte des garnisons les plus voisines parvinrenteependantà la faire cesser. Aussitôt que le sénat eut ressaisi son autorité, il la vengea par un grand nombre d’exécutions; mais les supplices ne procurent jamais qu’ufte tranquillité imparfaite. La discorde avait jeté des racines même parmi les nobles. Déjà, quelque temps auparavant, un homme considérable, illustré par une victoire, Laurent Thiépolo, avait failli être victime de l’inimitié de deux autres hommes d’un grand nom. Laurent et Jean Dandolo l’avaient attaqué et blessé grièvement, en plein jour, au milieu de la place publique. Cet acte de violence avait divisé les principaux habitants de la ville en deux partis. Les Thiépolo paraissaient alors les ardents défenseurs des prétentions des anciennes familles. Les Dandolo, quoique leur origine remontât aussi au berceau de la république, s'étaient déclarés les chefs de tous ceux en qui les richesses ou une illustration récemment acquise, avaient fait naître une ambition nouvelle. Venise portait dans son sein le germe des plus fatales dissensions. Ce fut dans ces circonstances que le doge Renier Zeno mourut. Son règne avait été signalé par un grand revers, la perte de Constantinople, et par des victoires sur les Génois chèrement achetées. Cependant la ville avait reçu, pendant son administration, des embellissements considérables ; le pont de Rialte avait été achevé, et les rues avaient été pavées en briques. XVIII. Les passions qui agitaient les esprits, les rendaient moins sensibles aux désastres delà guerre. Aux yeux de chaque faction, la plus grande des calamités était le triomphe de la faction opposée. Ou chercha à éviter les brigues, les coalitions, en faisant intervenir le sort dans le choix des électeurs; cette idée donna naissance à une forme d’élection que je ne puis me dispenser de faire connaître, parce qu’elle est singulière, et qu’elle a oté maintenue jusqu’à ces derniers temps. Pendant les six premiers siècles de la république, le droit d'élire le doge avait été exercé par le peuple entier. En 1173, ce choix fut confié à onze électeurs : cinq ans après on procéda différemment; le grand-conseil nomma quatre commissaires, qui désignèrent chacun dix électeurs. Le nombre des électeurs fut porté à quarante et un, en 1249. Tel était l’ordre existant en 1268, à la mort de Renier Zeno.