138 HISTOIRE DE VENISE. X. Le duc d’Autriche n’élait pas en guerre avec la république, quoiqu’il l’eût insultée dans la personne de ses ambassadeurs. Une brouillerie qui survint entre le patriarche d’Aquilée et ce prince, lit craindre à celui-ci que les Vénitiens ne profitassent de l’occasion pour manifester leur ressentiment. Il chercha à se réconcilier avec la seigneurie, et il ne lui en coûta que d'écrire au doge qu’il désirait voir la superbe Venise. Le conseil lui fit témoigner toute la joie qu’on aurait à l’y recevoir. Il y vint en effet, emmenant avec lui une suite de plus de mille personnes, parmi lesquelles étaient les deux ambassadeurs vénitiens qu’il venait de tirer de la prison où il les avait retenus pendant deux ans. C’est ainsi que cette violation du droit des gens fut réparée, et il en coûta une somme considérable à la république, pour signaler, par des fêtes, sa réconciliation avec un voisin dont elle avait à se venger. XL Les traités qu’elle venait de signer avec Gênes et avec le roi de Hongrie, avaient dû porter une grande atteinte à sa considération au dehors. Les Candiotes entrevirent l’espoir de se détacher d’une métropole qui venait d’abandonner la plus importante de ses colonies. Celte fois ce ne fut pas une révolte des indigènes, ce fut l’explosion du mécontentement de toute la population vénitienne de Plie, qui murmurait depuis longtemps de ce que pas un des membres de ces anciennes familles transportées autrefois de Venise dans la colonie, n’était appelé aux magistratures de la métropole. Ils avaient demandé qu’on choisit parmi eux vingt sages, pour les représenter dans le grand-conseil, et y défendre leurs intérêts. Un gouverneur avait eu l'imprudence do leur répondre : « Est-ce qu’il y a des sages parmi vous?» Cette raillerie insultante avait dû les irriter. Ce fut bien pis lorsqu’ils se virent réduits pour toujours à la condition de sujets, par la révolution qui ferma définitivement l’entrée du grand-conseil à ceux qui n’en faisaient point partie. La révolte, conséquence immédiate de cette révolution, est encore une circonstance qui peut servir à la faire apprécier. Frà Paolo Sarpi a dit : « L’établissement des colonies fut très-salutaire à la république romaine, parce qu’elles conservèrent toujours de l’attachement pour leur patrie, et que dans la suite des temps elles apprivoisèrent les naturels du pays; au lieu que les citoyens transplantés en Candie sont eux-mêmes devenus sauvages. » Il fallait dire que l’effet fut différent, parce que les systèmes de conduite furent contraires. Les Romains accordaient aux colons de nouveaux droits comme citoyens de la métropole ; les Vénitiens privèrent de leurs anciens privilèges les citoyens qu’ils envoyèrent à Candie. Ceux-ci saisirent, pour éclater , le prétexte d’un impôt, d’ailleurs assez léger, qu’on venait d’établir pour la réparation de leur port. Ils prirent les armes, se jetèrent sur le gouverneur, menacèrent sa vie, le mirenten prison avec ses conseillers,etchoisirent pour chef un nommé Marc Gradenigo. On voyait, à la tête de ce mouvement, deux autres hommes du même nom ; mais l’histoire ne dit pas qu’ils fussent parents de celui qui avait opéré la révolution, cause première de cette révolte. L’envie de rompre absolument et pour toujours avec la métropole, alla jusqu’à ce point que les rebelles ne voulurent plus rien avoir de commun avec elle, même le culte. Pour se séparer de la république, ils n’hésitèrent pas à se séparer de l’Église latine; ils embrassèrent le schisme des Grecs; et, ce qui était presque une plus criminelle apostasie aux yeux des Vénitiens, ils ne voulurent plus reconnaître Saint Marc pour leur patron et lui substituèrent Saint Tite. Cependant 011 armait toute la population de Candie, 011 ouvrait les prisons pour enrôler indistinctement les accusés et les criminels, et on massacrait ceux qui, par prudence ou par attachement pour l’ancien ordre de choses, se permettaient de désapprouver l’insurrection. La métropole prit, dans le commencement, des mesures propres à faire croire qu'elle n’était guère en état de la punir. Elle envoya d’abord trois personnages considérables, pour tâcher de ramener les rebelles dans le devoir par des exhortations. Un Zéno, un Soranzo, un Morosini, se présentèrent vainement à l’entrée du port, on ne leur permit pas de mettre pied à terre ; des menaces même les contraignirent de s’éloigner, et de venir rendre compte à Venise qu’ils avaient vu flotter l’étendard de Saint Tite sur les tours de Candie. Le mauvais succès de cette tentative n’empécha point qu’on n’y revint une seconde fois. Cinq autres députés, non moins vénérables, vinrent éprouver une réception pl us injurieuse encore que le refus de les entendre. On leur permit de débarquer; ce fut pour les conduire à l'audience du gouverneur de l’ile, au travers des rangs d’une armée assez nombreuse, et des Ilots d’une populace qui oubliait le respect dû à leur caractère et à leurs noms. Les places, les rues, les fenêtres, les toits étaient couverts de monde. Ce fut un spectacle propre à exalter l’effervescence des insurgés,*que de voir André Contarini,chef de la députation, Pierre Ziani, François Beinbo, Jean Gradenigo et Laurent Dandolo, marchant entre deux haies de soldats, traversant les rues de cette ville qui leur obéissait naguère, tt accompagnés des huées insolentes de cette multitude. Leur gravité 11e se démentit point; mais il