2Î0 HISTOIRE DE VENISE. étranger était un crime dans un sujet de la république. Une galère partit sur-le-cbamp pour l’amener dans les prisons de Venise. A son arrivée il fut soumis à l’estrapade. C’était une singulière destinée, pour le citoyen d’une république et pour le fils d’un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la question. Cette fois, la torture était d’autant plus odieuse qu’elle n’avait point d’objet, le fait qu’on avait à lui reprocher étant incontestable. Quand on demanda à l’accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu’on lui produisait, il répondit que c’était précisément parce qu’il ne doutait pas qu’elle ne tombât entre les mains du tribunal; que toute autre voie lui avait été fermée pour faire parvenir ses réclamations; qu’il s’attendait bien qu’on le ferait amener à Venise; mais qu’il avait tout risqué, pour avoir la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois. Sur celte naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil ; mais on l’aggrava, en y ajoutant qu’il serait retenu en prison pendant un an. Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute odieuse; mais cette politique,qui défendait à tous les citoyens de faire intervenir les étrangers dans les affaires intérieures de la république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement, et une maxime inflexible. L’historien Paul Morosini raconte que l’empereur Frédéric III, pendant qu’il était l’hôte des Vénitiens, demanda, comme une faveur particulière, l’admission d’un citoyen dans le grand-conseil, et la grâce d’un ancien gouverneur de Candie, gendre du doge et banni pour sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni l’une ni l’autre. Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme, ses enfants, ses parents, qu’il allait quitter pour toujours. Cette dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère circonspection qui retenait les épanchements de la douleur paternelle et conjugale. Ce ne fut point dans l’intérieur de leur appartement, ce fut dans une des grandes salles du palais, qu’une femme accompagnée de ses quatre fils, vint faire les derniers adieux à sou mari, qu’un père octogénaire et la dogaresse, accablée d'infirmités, jouirent un moment de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé. 11 se jeta à leurs genoux, en leur tendant des mains disloquées par la torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être prononcée contre lui. Son père eut le courage de lui répondre : « Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez « sans murmure à la république. » A ces mots il se sépara de l’infortuné, qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie. L’antiquité vit avec autant d’horreur que d’admiration, un père condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de vertu sublime ou de férocité cet effort qui parait au dessus de la nature humaine; mais ici, où la première faute n’était qu’une faiblesse, où la seconde n’était pas prouvée, où la troisième n’avait rien de criminel, comment concevoir la constance d’un père, qui voit torturer trois fois son fils unique, qui l’entend condamner sans preuves, et qui n’éclate pas en plaintes; qui ne l’aborde que pour lui montrer un visage plus austère qu’attendri, et qui, au moment de s’en séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu’à l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n’est en avouant, à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l’espèce humaine les mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme la liberté? Quelque temps après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de l’assassinat dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n’était plus temps de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa prison. XV111. Il me reste à raconter la suite des malheurs du père. L’histoire les attribue à l’impatience qu’avaient scs ennemis et ses rivaux de voir sa place vacante. Elle accuse formellement Jacques Lorc-dan, l’un des chefs du conseil des Dix, de s’être livré contre ce vieillard aux conseils d’une haine héréditaire, et qui depuis longtemps divisait leurs maisons. François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à l’illustre amiral Pierre Loredan, pour un de ses fils. L’alliance avait été rejetée, et l’inimitié des deux familles s’en était accrue. Dans tous les conseils, dans toutes les affaires, le doge trouvait toujours les Loredan prêts à combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de dire qu’il ne se croirait réellement prince que lorsque Pierre Loredan aurait cessé de vivre. Cet antiral mourut, quelque temps après, d’une incommodité assez prompte, qu’on ne put expliquer. II n’en fallut pas davantage aux malveillants pour insinuer que François Foscari, ayant désiré cette mort, pouvait bien l’avoir hâtée. Ces bruits s’accréditèrent encore, lorsqu’on vit aussi périr subitement Jlarc Loredan, frère de Pierre, et ccla dans le moment où, en sa qualité d’a-vogador, il instruisait un procès contre André Do-nalo, gendre du doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l’amiral qu'il avait été enlevé à la patrie par le poison.