LIVRE V. 89 mettre son autorité, et les Ancônitains se virent obligés de subir la loi qui leur était imposée. Ils essayèrent de l’éluder. Le sénat envoya une flotte pour forcer l’entrée de leur port. Cette flotte fut repoussée, une tempête la dispersa, les Ancônitains s’emparèrent de quelques vaisseaux. Le pape croyant la circonstance favorable pour parler avec plus de hauteur, reprocha amèrement aux ambassadeurs de la république les violences que leur gouvernement se permettait contre une ville que le saint-siège avait prise sous sa protection. Ce gouvernement fut inébranlable ; une seconde armée partit pour aller mettre le siège devant Ancône ; et cette ville fut réduite à reconnaître que la souveraineté du golfe appartenait exclusivement aux Vénitiens (1278). On rapporte à l’époque de cette guerre contre les Ancônitains, la création d’un petit nombre de conseillers, pour renforcer le conseil intime du doge, et qui, dans la suite, sous le nom de Sages-grands, devinrent les directeurs de la politique extérieure et les ministres d’État de la république. D’autres placent cette institution cent cinquante ans plus lard. Ce qu’il y a de certain, c’est que dans le principe, les sages n’étaient que des commissaires nommés pour une affaire spéciale, et que peu à peu ils devinrent une autorité permanente. On remarque que le doge, dans les traités qu’il eut à signer après cette guerre, stipula au nom du grand-conseil et de la commune de Venise. L’autorité du prince diminuait de jour en jour. Ainsi fut soutenu, contesté, et enfin établi pour toujours, ce singulier droit de souveraineté sur une chose qui, de sa nature, ne paraissait pas pouvoir être une propriété exclusive. Ce droit que la république avait fondé par la force, elle a voulu le défendre par le raisonnement. Lorsque les premiers Vénitiens se jetèrent dans des Iles à peu près désertes, ce n’était pas un domaine, mais un asile, qu’ils venaient y chercher, l’eu à peu ils s’y fixèrent ; ils y bâtirent, ils peuplèrent, enrichirent ces plages incultes, les couvrirent d'édifices, et rien de plus légitime sans doute que la propriété de cette création. Leur ville n’avait pour remparts que ses lagunes, pour postes avancés que ses vaisseaux. La mer assurait leur défense, pourvoyait à leur nourriture, leur fournissait du sel pour leurs besoins et pour leur commerce, leur ouvrait une source de richesses; mais de ce qu’ils tiraient de cette mer plus d’avantages que tous leurs voisins, il ne s’ensuivait pas qu’ils eussent le droit de se l'approprier à l’exclusion des autres riverains. Ils avaient pu combattre, soumettre, détruire ceux qui troublaient leur navigation; il n’y avait rien à ni conclure contre les voisins paisibles, à moins que ceux-ci ne vinssent d’eux-mêmes se mettre sous la protection de Saint-Marc. C’était sous le prétexte de cette protection que la république avait conquis la Dalmatie, en même temps qu’elle exterminait les pirates de Narenta. Ses conquêtes, en s’étendant sur la côte orientale du golfe, diminuaient la sûreté, mais non pas les droits des peuples établis sur la côte d’Italie. Le pape Alexandre III avait dit au doge : « Que la ic mer vous soit soumise comme l’épouse l’est à son « époux, puisque vous en avez acquis l’empire par « la victoire. » Ces paroles pouvaient passer pour un litre, à une époque où les souverains pontifes se donnaient pour dispensateurs des couronnes. Cependant on voit que les papes eux-mêmes furent étonnés de la conséquence que les Vénitiens voulaient en tirer. Deux siècles de possession n’avaient pas légitimé ce droit aux yeux du pape Jules 11, lorsqu’il demandait à l’ambassadeur de Venise où était le titre qui constatait la concession du golfe à la république : il est vrai que Jérôme Donato lui répondit que ce titre se trouvait écrit au dos de la donation du domaine de Saint Pierre faite au pape Silvestre par Constantin. Dans la suite la cour de Rome reconnut ce droit plus formellement, en accordant au gouvernement vénitien la permission de lever un décime sur les revenus du clergé, pour prix de la défense du golfe. Cette permission était renouvelée périodiquement par une bulle; c’était, si l’on veut, un subside que le pape, comme souverain d’une partie du littéral de l’Adriatique, accordait aux Vénitiens, pour la protection qu’en recevait le commerce de ses sujets; mais il leur payait ce tribut avec leur propre bien ; d’ailleurs cette concession d’un prince ne pouvait porter atteinte aux droits de tous les autres; et, en dernière analyse, lorsque le pape Paul V disait : « Je ne sais pas pourquoi les Vénitiens se prétendent souverains du golfe; je fais lire tous les ans une bulle qui excommunie les pirates; en parlant de cette mer je me sers dans tous mes actes de cette formule: Noire mer Adriatique; » il argumentait d'après un titre qui avait tout juste la même valeur que celui des Vénitiens. Il est évident que, dans les règles de l’équité naturelle, les prétentions des Vénitiens à la souveraineté du golfe ne pouvaient être justifiées; il n’en est pas de même si on considère la question sous un autre rapport, et si on part de celle maxime du droil politique, qu’une nation a, quand elle le peut, le droit d'exiger des autres ce qui lui est nécessaire pour sa conservation. La question posée ainsi se réduit à un point de fait:il s’agit de savoir si Venise, pour jouir d’une pleine sécurité au fond du golfe, avait besoin d’en