(¡4 HISTOIRE DE VENISE. compagnons éprouvaient. Pour être digne de la plus belle des impératrices, il ne lui manquait qu’un trône, et sa vaillance venait de le lui conquérir. XXXIV. Cependant la ville était en proie à l’avidité et à la licence des soldats répandus dans tous les quartiers; les habitations des citoyens, les magasins du commerce, les palais, les églises, étaient fouillés sans égard pour l’humanité, sans respect pour la majesté des lieux. Les historiens qui ont le plus soigneusement évité l’exagération dans le récit de ces malheurs, évaluent à deux mille le nombre des habitants qui furent victimes de l’irruption des vainqueurs ou des excès qui la suivirent. Ni les ordres des généraux pour faire respecter la faiblesse et l’infortune, ni l’excommunication dont les évêques menaçaient quiconque détournerait une partie du butin ou pillerait les temples, ni la sévérité du comte de Saint-Paul qui fit pendre un chevalier, rien ne put arrêter les désordres jusqu’à ce qu’enfin l’avarice fût assouvie. Les soldats, après avoir pillé les demeures des particuliers, menaçaient ou torturaient les propriétaires, pour leur arracher l’aveu de quelque trésor caché ; et un premier aveu, loin de satisfaire une avidité insatiable, devenait le prétexte de nouveaux tourments. Les habitants se jetaient aux genoux de tous les officiers, en faisant des signes de croix, pour faire comprendre qu’ils étaient chrétiens, et croyant voir dans chacun d’eux le chef de l’armée, ils s’écriaient : « Saint roi marquis, ayez pitié de nous.« Tout ce qu’on put faire en faveur de ces malheureux, ce fut de laisser les portes de la ville ouvertes, afin qu’ils pussent au moins, en abandonnant leur fortune, échapper aux derniers outrages, et voir de loin brûler leurs maisons. Ils erraient dans la campagne, les uns avec leurs enfants éplorés, les autres encore plus à plaindre, seuls, séparés de leur famille et incertains de son sort. Dans leur fuite, les riches empruntaient des haillons pour devoir leur sûreté à la livrée de l’indigence, les pères couvraient de boue le visage de leurs filles, afin de les dérober à la brutalité des soldats. Les sénateurs, le patriarche lui-même, sans suite, presque sans vêlements et monté sur un âne, parce qu’il avait été dépouillé de sa chaussure, suivaient le rivage de la mer, cherchant un esquif qui les emportât, à travers d’autres périls, loin de cette terre désolée. A côté de ces scènes de douleur, le pillage en offrait de hideuses et de risibles. Les soldats de la croix brisaient les châsses des saints, violaient les tombeaux, enfonçaient les tabernacles, profanaient les vases sacres, dispersaient ce que la religion a de plus vénérable, arrachaient les baluslrcs d’argent de Sainte-Sophie, et, pour enlever ces dépouilles, amenaient dans le sanctuaire des chevaux qui le souillaient. Leur fanatisme ne croyait pas commettre une impiété en profanant les temples des schismatiques, ils insultaient au culte de leurs ennemis. Une prostituée vint s’asseoir dans la chaire patriarcale, elles pèlerins s’enivrant dans le calice et dans le ciboire, dansaient aux chansons de cette fille de Déliai. Pendant que 1rs soldats s’abandonnaient à ces excès, d’autres croisés se livraient avec non moins d’ardeur à une autre espèce de pillage. Ici je laisse parler l’auteur de l'IIistoire ecclésiastique. « Martin, « abbé de Paris au diocèse de Basic, vint pendant it le pillage à une église qui était en grande véné-« ration. On y avait apporté de tout le quartier de « grandes sommes d’argent et de précieuses reli-« ques des églises et des monastères voisins. Plu-« sieurs étant donc entrés dans l’église, pour la « piller, l’abbé Martin s’avança dans un lieu plus « secret où il crut trouver ce qu’il cherchait. Il y « rencontra un vieillard de bonne mine avec une « grande barbe blanche, et lui dit d’un ton menait çant : Allons, maudit vieillard, montre-moi les « plus précieuses reliques que tu gardes ; autrement « tu es mort. Le prêtre grec, effrayé par le ton de sa « voix, car il n’entendait pas les paroles, commença, « pour l’adoucir, à lui parler en langage franc, et « l’abbé, qui n’était point en colère, lui fit entendre « ce qu’il désirait de lui. « Alors le Grec, l’ayant considéré et jugeant que « c’était un religieux, crut plus tolérable de lui ii confier des reliques que de les abandonner à des « séculiers, qui les profaneraient de leurs mains « sanglantes, et lui ouvrit un coffre ferré où l'abbé ii enfonça les deux mains avec empressement, et « emplit de ce qu’il jugea le plus précieux son-habit « retroussé exprès. Ces reliques étaient : du sang de « Notrc-Seigneur, du bois de la vraie croix, des os « de saint Jean-Baptiste, un bras de Saint-Jacques, « et grand nombre d’autres. « Galon de Sarlon, chanoine de Saint-Marlin de ii Péquigny, prit d’abord dans le pillage le chef de « saint Cristophe, le bras de sainte Eleuthère, et « quelques autres reliques. Se promenant dans un « vieux palais demi ruiné, il aperçut une fenêtre « bouchée de foin et de paille, où il soupçonna qu’il « y avait des reliques, et en effet il trouva deux va-« ses dont l’un contenait le doigt, l’autre le bras de « saint George; mais, craignant d’être surpris, il « les remit. Le lendemain, fouillant plus avant, il « trouva deux bassins d’argent aveç leurs étuis, « qu’il emporia, et connut, par les inscriptions, que « dans l’un était le chef de saint George, et dans h l’autre le chef de saint Jean-Baptiste. Pour les « transporler plus facilement et plus sûrement,