LIVRE XVII. 207 au sénat, persuadée que, mieux instruit, il changerait de détermination. Son frère lui répondit que le sénat n’en changerait jamais. Elle sollicita des délais pour prendre conseil; mais Cornaro lui fit remarquer qu’on avait déjà relevé la garde du palais, et que tous les postes étaient occupés par des troupes vénitiennes. La reine se soumit, partit quelques jours après de Nicosie, accompagnée des provéditeurs vénitiens, pour se rendre au port de Famagoustc. Sur son passage, elle reçut tous les honneurs dus à son rang. Les magistrats et le clergé la recevaient à la porte des villes. Elle y faisait son entrée sous le dais, et traversait les rues entourée d’une garde vénitienne, au milieu d’une population étonnée, émue de cc spectacle, et qui la saluait de ses acclamations. XVII. Lorsqu’elle fut arrivée à Famagoustc, le généralissime de la Hotte lui présenta les dépêches de la seigneurie, en la suppliant de les prendre en considération. Catherine répondit que, iille de la république, elle obéissait au sénat et lui recommandait le bonheur de ses peuples. Ensuite, pour donner une sorte de formalité à son abdication, on assembla un conseil ; la reine annonça, par une proclamation, qu’elle déposait la couronne; les magistrats se rendirent à bord de la capitane, pour protester à l’amiral du dévouement des Cypriotes à la république. Une messe solennelle futchantée, dans laquelle ou bénit l’étendard de Saint-Marc. La reine, présente à cette cérémonie, le remit elle-même au général vénitien, qui le (it arborer aussitôt, et la république prit possession du royaume de Chypre, le 26 février 1489. C’était la destinée de celle lie d’être usurpée par ses protecteurs. Les Romains, pour réparer leurs finances, se déclarèrent héritiers de l’tolémée qui y régnait ; mais ils ne lui envoyèrent point son frère pour le dépouiller. Comme on n’avait aucune opposition à-craindre, on ne fil partir la reine qu’après que cette cérémonie eut été répétée dans toutes les places du royaume, alln que sa présence dans l’ile attestât son consentement. Elle s’embarqua le 14 mai. A son arrivée à Venise, le doge et la seigneurie allèrent au devant d’elle. On la reçut avec de grands honneurs, et on lui assigna pour demeure le château-fort d’Asolo, dans la province de Trévisc, où elle fut environnée d’honneurs et de gardiens. Quelques voix s’élevèrent sur la cruauté de ce traitement et l’injustice de çette acquisition : les inquisiteurs d’Etat arrêtèrent de faire noyer quiconque se permettrait de semblables réflexions. Devenus rois de Chypre, les Vénitiens ne crurent pas pouvoir se dispenser de remplir envers le sou-dan d’Égypte toutes les obligations de la vassalité. L’investiture était un moyen de légitimer leur usurpation. 11 leur importait de ménager ce prince, à cause du commerce considérable qu’ils faisaient dans scs Etats, et pour qu’il ne s’alliât pas à l’empereur des Turcs, voisin et par conséquent ennemi de la république. D’après ces considérations, ils firent auprès du Soudan toutes les soumissions qui pouvaient le déterminer à approuver la possession qu’ils avaient prise d’un fief qui était dans sa mouvance. On lui envoya des présents de la part de la reine et de la part de la seigneurie, comme si l’une et l’autre eussent mis le même intérêt à faire sanctionner la révolution. Un ambassadeur fut chargé d’acquitter tout l’arriéré du tribut, et de prêter le serment de foi et hommage. Le souüan reçut ce message avec beaucoup de hauteur, dédaigna de traiter cette affaire avec l’ambassadeur, dit qu’il ne connaissait ni la reine de Chypre, ni le général vénitien, au nom duquel l’ambassadeur s’était d’abord présenté, pour ne point compromettre la dignité de la république. Il fallut négocier cette affaire avec les ministres. La seigneurie eut l’art de les mettre dans ses intérêts; et au bout d’un an, le Soudan accorda l'investiture du royaume de Chypre, et reçut les Vénitiens au nombre de ses vassaux. Quand cette grande iniquité se trouva consommée, George Cornaro reçut la récompense de la pénible mission qu’il avait remplie auprès de la reine sa sœur : il fut élevé à la procuratie, et on obtint pour son fils le chapeau de cardinal, tant le pape était louché de voir conserver dans le domaine delà vraie religion, un royaume menacé de tomber au pouvoir des musulmans. Ce pape était Alexandre VI. Cette occupation de Chypre par les Vénitiens n’eut pas seulement pour résultat l’accroissement de la puissance de la république ; elle produisit une révolution dans les mœurs, ou au moins clic en accéléra la dépravation. Celles des Cypriotes étaient extrêmement corrompues ; le climat de celte ile, toujours mortel aux vertus austères, les jouissances de la mollesse et de la domination, la facilité d’acquérir des richesses, attirèrent les nobles vénitiens et en firent des satrapes voluptueux, qui rapportaient ensuite dans leur patrie l’habitude de l’indolence et des plus monstrueux dérèglements. Leur exemple corrompit bientôt toute la population, et le gouvernement ne se mit point en devoir d’arrêter les progrès delà contagion, parce que c’est, dit-on, un principe des gouvernements aristocratiques, que la dépravation des mœurs, en énervant les passions généreuses , devient une garantie de la tranquillité de l’Élat, et favorise l'oligarchie.