LIVRE V. 87 XIX. Le premier essai de cette forme d’élection éleva au dogat Laurent Thiépolo, alors à la tête du parti aristocratique, et qui, dix ans auparavant, avait remporté une victoire sur les Génois dans la mer de Syrie. Les marins le portèrent en triomphe jusqu’à son palais, et de là vint l’usage que les ouvriers de l’arsenal soutinssent sur leurs épaules la chaise ducale du doge, lorsqu’on lui faisait faire, après sa nomination, le tour de la place de Saint-Marc. Ce fut toute la part qui resta définitivement au peuple dans l’élection du chcf de l’État (1268). On créa immédiatement après une charge importante, celle de grand-chancelier de la république. C’était un ministre dépositaire du sceau de l'État, prenant séance à tous les conseils, mais sans voix delibérative, environné de beaucoup d’honneurs, portant la robe sénatoriale, doté d’un revenu considérable (l),élu par le grand-conseil, inamovible, et par conséquent indépendant du prince. Cette institution offre une particularité remarquable sous un autre rapport. En même temps qu’on donnait au grand-chancelier la prééminence sur les membres de tous les conseils, excepté les conseillers du doge et les procurateurs de Saint-Marc, on réglait que le titulaire de cette dignité serait toujours choisi dans le corps des secrétaires : or les secrétaires n’étaient pas tirés des familles nobles, mais delà bourgeoisie, qu’on appelait à Venise la citadinance. Jusque-là on n’avait établi aucune distinction entre les citoyens nobles ou non nobles, pour l’éligibilité à tous les emplois. Il y avait, par le fait, des familles patriciennes; elles avaient la plus grande part à toutes les dignités ; elles dominaient dans les conseils par le nombre comme par l’influence; mais rien ne consacrait en leur faveur un droit que n’eussent pas les autres citoyens. Ce fut un Irait d’habileté de l’aristocratie, de concéder un privilège aux citadins; c’était supposer qu’il pouvait y avoir des privilèges, et que la noblesse avait déjà les siens. Leur assurer la possession de la seconde place, c’était déclarer qu’ils étaient exclus de la première. XX. Une cité comme Venise, remplie d’une population immense, qui quelquefois s’accroissait rapidement, par l’afiluence des étrangers, par l'armement ou le retour d’une flotte, devait faire une (1) Sorenzo dit qu’il était de trois mille ducats. I.a chancellerie se subdivisait en plusieurs espèces d’archives : il y en avait une qu’on appelait Ut Secrata, où se déposaient, sous la responsabilité du chancelier, tous les actes el documents dont personne ne pouvait prendre connaissance sans une autorisation spéciale; les autres papiers du Gouvernement et de l’administration formaient les archives proprement dites. Ce qu’on appelait la chancellerie ducale était le lieu où devaient être déposés tous les testa- consommation considérable do tous les objets nécessaires à la vie. Cette même ville était sans territoire, et ne possédait que des colonies moins florissantes par la culture que par le commerce. Poulies peuples commerçants, les moissons naissent du sein des eaux. Mais les côtes de la Grèce n'ont jamais élé fertiles; l’Afrique élait depuis plusieurs siècles en état de guerre perpétuelle avec l’Europe ; la côle orientale de l’Espagne était encore occupée par les Sarrasins; il n’y avait donc que le royaume de Naples et la Sicile qui pussent offrir à Venise le pain que devaient consommer scs habitants. Telle était la sécurité du gouvernement, telle élait son excessive confiance dans les ressources du commerce, que cette capitale se trouva sans approvisionnements, lorsqu’une mauvaise récolte dans la Sicile et dans la Pouille vint faire prohiber l’exportation des grains de ces deux provinces. Le gouvernement vénitien, qui n’en avait guère que pour un mois, envoya sur-le-champ dans toute la Lombar-die; il écrivit aux magistrats des villes de I’adoue, deFcrrare etde Trévise, pour demander à partager l’abondance dont elles jouissaient. On rappelait dans ces lettres les services que la république avait rendus à ces villes, notamment pour la destruction du tyran de l’adoue. Mais les Vénitiens éprouvèrent ce qu’on doit attendre, dans la détresse, de voisins dont on a excité la jalousie par sa prospérité. Il fallait que déjà Venise eût mérité de l’inimitié, puisque toutes les villes de ia côle voisine refusèrent à la reconnaissance ce que l’humanité avait droit d’exiger. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peines, de dangers et de sacrifices, qu’on parvint à faire venir de la Dalmatie, cl de quelques autres points éloignés, des secours tardifs, incertains et toujours insuffisants. Cette disette dura tout l’hiver de 1269. On créa, à cette occasion, une magistrature chargée de prévenir désormais un semblable malheur. Mais les soins de cette magistrature auraient été sans effet, si Venise n’eût su mettre à profit son influence, pour s’assurer la faculté de puiser à volonté sur tous les points qui pouvaient lui fournir des approvisionnements abondants (1269). Elle n’avait point de territoire en Italie; celui qu'elle possédait sur les côtes de la Dalmatie était ments. On prétend que ce dépôt rendait au chancelier neuf mille livres de France par an ; enfin, il y avait la chancellerie prétorienne, qui était le dépôt des bulles de Kome et autres actes relatifs au clergé ou aux affaires ecclésiatiques; les droits du chancelier sur ces actes s’élevaient à dix-huit cents livres. On sent bien que toutes ces distinctions et toutes ces évaluations ne se rapportent pas au moment où cette charge fut créée. ■