LIVRE IV. 63 Le 9 avril, la flotte, qui formait une ligne d’une demi-lieue de longueur, quitta le rivage de Péra pour traverser le port, et l’armée vint aborder au pied des murs de Constantinople, tandis que du haut de leurs huniers les Vénitiens, impatients de combattre avec la lance, jetaient des ponts sur les tours. Tout le front de la ville était attaqué à la fois et partout avec une égale impétuosité, mais tous les efforts des assiégeants ne purent compenser l’infériorité de leur nombre et le désavantage de leur position. Après plusieurs heures de combat il fallut Se décider à la retraite, et ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés et de dangers que ceux qui avaient mis pied à terre regagnèrent leurs vaisseaux. Leur perte avait été fort considérable; les Grecs triomphaient; mais les barons, dès le soir même, résolurent un nouvel assaut qui eut lieu trois jours après et sur le même point. On enchaîna deux à deux les gros vaisseaux qui devaient attaquer les tours; on promit cent marcs d’argent aux premiers soldats qui atteindraient le haut de la muraille. XXXIII. Le combat commença au point du jour. Les croisés appliquèrent leurs échelles au rempart. Les assiégés les combattaient avec la lance ou l’é-péc, et les écrasaient avec des pierres ou des poutres qu’ils faisaient rouler sur eux. Les gros vaisseaux n’avaient pu encore aborder ; il était midi, et les Grecs avaient repoussé toutes les attaques, lorsque le vent, venant à fraîchir, poussa contre une tour deux bâtiments nommés le Pèlerin et le Paradis, que montaient les évêques de Troyes et de Soissons. L’échelle du Pèlerin atteignit le rempart; soudain un Français, André d’Urboise, et Pierre Alberti, Vénitien, s’élancent, franchissent ce périlleux passage et sont suivis de quelques braves ; la bannière des évêques est plantée sur le rempart; cette vue redouble l’ardeur des assaillants, quatre tours sont emportées, trois portes cèdent aux coups du bélier, les chevaliers sautent sur leurs chevaux et se précipitent dans la ville à la tète de toute l’armée (12 avril 1204). Murtzuphle avait rangé sa garde en bataille pour les recevoir; mais il se vit abandonné et contraint de se retirer dans le palais de llucoléon ; le carnage devint épouvantable. Cependant la nuit approchait; il eût été imprudent de laisser l’armée se répandre sans ordre dans une ville immense : les chefs l’arrêtèrent, pour se tenir à portée de leurs vaisseaux, et prirent poste au pied des tours, près des portes dont ils venaient de s’emparer. Soit que l’on craignit quelque attaque, soit que l’on voulût établir des communications plus faciles, les assiégeants eurent encore recours au funeste expédient de l’incendie ; le feu dévora celte nuit plus de maisons que n’en contiennent, suivant l’expression deVille-hardouin, trois des plus grandes villes de France; c’était la troisième fois, dans moins d’un an, que Constantinople éprouvait ce terrible fléau. Au point du jour les Latins croyaient avoir encore beaucoup à faire. Ils étaient sous les armes et s’attendaient à combattre un mois entier, pour emporter tant de palais, tant d’églises, qui pouvaient offrir des points de résistance, el pour soumettre une innombrable population ; mais pendant la nuit Murtzuphle, après avoir inutilement parcouru la ville pour rallier ses soldats, avait désespéré de sa cause, s’était jeté dans un vaisseau, et s’était enfui vers la Thrace. Qui croirait que dans cette ville en flammes, dont une partie était déjà occupée par l’ennemi, et dont le reste devait être saccagé au point du jour, il sc trouva des hommes assez aveugles pour ambitionner un trône prêt à crouler, et ensanglanté depuis six mois par trois empereurs ? Dès qu’on eut appris la fuite de Murtzuphle, le patriarche, le clergé, les sénateurs, le peuple, coururentà Sainte-Sophie; là, deux concurrents passèrent le reste de celte nuit déplorable à briguer un diadème en lambeaux. On proclama Théodore Lascaris, prince digne sous plusieurs rapports d’une couronne. Il harangua, avec toute l’éloquence naturelle aux Grecs, ces soldats prêts à passer sous le joug, ce peuple menacé du plus honteux esclavage. Il voulut les exciter à faire un dernier effort pour repousser l’étranger; mais, Jes trouvant incapables d’aucune résolution généreuse, il fut réduit à se sauver avant que le soleil eût éclairé ce règne d’un moment. A peine le jour commençait-il à paraître que les vainqueurs, impatients de dévorer leur proie, virent venir à eux de longues files d’habitants, précédés de prêtres, qui portaient des croix et des reliques. Ces suppliants se prosternèrent pour demander la vie : c'était de leurs richesses que les soldats étaient altérés, après un an de misère et de privations. Maîtres dès-lors de la ville de Constantin, qui venait de succomber pour la première fois, les chefs dirigèrent leurs troupes dans les différents quatiers, pour s’emparer des postes principaux. Le marquis de Montferrat, en entrant dans le palais impérial, le trouva plein des plus illustres captives. C’étaient, parmi beaucoup de femmes du sang royal, ou des premières maisons de l’empire, la sœur du roi de France Louis Vil, veuve de deux empereurs, et Marguerite de Hongrie, en deuil depuis deux mois de l’empereur Isaac. La beauté de celle-ci frappa d’admiration tous ces guerriers, à qui l’ardeur du combat laissait quelque chose de farouche. Le chef des croisés, le marquis de Montferrat. ne put se défendre d’une impression que ses