38 HISTOIRE DE VENISE. Venise, plongée dans la désolation, n’était pas encore au terme de scs malheurs. L’armée portait avec elle cette affreuse maladie qui l’avait moissonnée; le désastre de la Hotte devait s’étendre sur la capitale. La peste fit d’affreux ravages dans cette immense population. Plusieurs milliers de citoyens périrent en quelques jours (1172). Ce fut alors qu’un cri général s’éleva contre le doge. On n’avait à accuser que son irrésolution, sa crédulité, son imprudence; on inculpa sa fidélité. Triste condition des hommes qui sont chargés de la destinée de tous! on exagère leurs fautes, on ne leur pardonne pas le malheur ! Les murmures contre Michicii devinrent des imprécations. Une multitude furieuse s’amassa devant le palais. Le doge parut et se présenta avec beaucoup de fermeté ; il essaya de parler, il ne put se faire entendre. Désespérant de calmer ces furieux, il tenta de leur échapper; mais un coup de poignard l’atteignit, et il expira. Venise voyait son armée détruite, son ennemi triomphant de lu désolation de tant de familles. Elle était en proie à la peste et à la sédition; la majesté publique était outragée, le sang du prince venait d’ôlre répandu ; c’est du sein de celte confusion que va sortir un ordre de choses plus stable et plus régulier qu’auparavant. XLVII. Nous venons de parcourir l’histoire de cinquante doges. Nous en avons vu cinq qui abdiquent, neuf exilés ou déposés, cinq bannis avec les yeux crevés, et cinq massacrés. Ainsi dix-r.euf de ces princes avaient été chassés du trône par la violence. Le retour si fréquent des révolutions ne pouvait que fomenter les haines, encourager les factions, et entretenir le peuple dans la funeste habitude de punir les malheurs comme des crimes. On avait eu plus d’une fois ¡1 se plaindre de l’excès du pouvoir : 011 avait eu à rougir de la manière dont il avait été renversé. Tout le monde désirait sans doute que l’exercice de l’autorité fût soumis à des règles. Ceux à qui leurs richesses faisaient apprécier la tranquillité publique, demandaient surtout qu’on se préservât des orages populaires. Les hommes d’Élat portaient peut-être leurs vues plus haut, sentant que le gouvernement de la république n’était pas la mémo chose que l’administration de la ville, que les intérêts lointains 11e pouvaient pas cire appréciés par la multitude, et que plus l’administration était compliquée, moins l'autorité devait l’être. 11 est plus que probable qu’on ne fut conduit à ces idées que par le sentiment du besoin ou de l’intérêt. Au XII0 siècle on ne s’occupait guère de la théorie des gouvernements; celui de Venise en était une preuve. Le prince était électif; mais, une fois élu, l’cxcrcicc de son pouvoir n'était pas défini. Il nommait aux emplois, il assemblait le peuple quand il voulait ; il percevait des impôts pour son propre compte; il faisait la guerre pour ses intérêts personnels. On en avait même vu plusieurs désigner leur successeur. Le peuple se croyait libre, parce qu’il s’était donné un maître. Il conservait seulement l’influence qui lui appartient dans les gouvernements où l’État tout entier est dans une seule ville, et où une sédition peut faire raison des abus du pouvoir. Les citoyens riches, éclairés, puissants, ne devaient pas voir sans regret un ordre de choses qui les assujettissait à la fois au prince-et à la multitude. Nous 11’avons que des notions fort imparfaites sur la manière dont on faisait alors les élections, mais il csl certain que la population entière y prenait part ; c’était une imitation des comices de Rome. On s’assemblait dans une église, et souvent les suffrages étaient donnés par acclamation. L’histoire atteste que plusieurs doges avaient été élus ainsi. On raconte qu’à la mort de Dominique Contarini, en 1009, tout le peuple se rendit en gondole et avee des armes à la passe du Lido, et là, sans mettre pied à terre, se mit à crier : Nous voulons Silvio; ce qui suffit pour que Dominique Silvio fût porté au trône. Cette forme d’élection pouvait être une imitation des Lombards, qui s’assemblaient en armes pour nommer leur roi. Lors même que l’élection n’était pas un acte immédiat du peuple, elle était censée laite en son nom, puisqu’on la lui soumettait. Le doge élu était conduit dans l’église de Saint-Marc; là, après la messe, on le présentait à l’assemblée, on promettait qu’il gouvernerait sagement et dans l’intérêt de la communauté, on exhortait le peuple à i’agréer; et pour que tout le monde put le voir, on lui faisait faire le tour de la place. Ce n’était qu’au retour de cette cérémonie, lorsqu’il était censé avoir été accueilli par des acclamations et avoir réuni tous les suffrages, qu’if rentrait dans le palais, où ie plus jeune des conseillers lui posait la couronne ducale sur la tête, au haut de l’escalier des Géants. Quant à l’éligibilité, il n’existe aucune trace de privilèges appartenant aux familles puissantes. On voit bien, par le retour fréquent des mêmes noms dans les élections, que ces familles y avaient une grande influence; mais rien n’atteste un droit, un privilège. On désignait les anciennes maisons par les charges qu’elles avaient longtemps exercées, et comme le gouvernement de la république avait commencé par des tribuns, on appelait familles Iribunitiennes celles qui avaient été revêtues autrefois de celte fonction; de sorte que, s’il y avait alors une noblesse reconnue, elle tirait son origine des fondions publiques, et elle 11c pouvait conserver