300 HISTOIRE DE VENISE. « venus à l’excès du découragement, et vous aurez « plus de peine à conserver la partie de vos biens « que vous aurez voulu sauver aux dépens de l’au-ii tre, qu’à les défendre tous à la fois. Vous avez « donc à choisir entre la résolution de repousser la « première demande qui vous est faite, ou la néces-« sitéde vous soumettre à beaucoup d’autres, quand « vous aurez cédé à celle-ci ; et il faut vous attendre « à voir cet État, déchu de sa splendeur, perdre sa « considéralion et sa liberté. « Mais est-ce donc la première fois que la répu-« blique a eu à soutenir des guerres contre plusieurs « princes ligués? N’a-t-elle pas triomphé de plu-« sieurs coalitions, du temps de nos pères, et même « de nos jours? Et comment en a-t-elle triomphé? « Far sa constance. Aujourd’hui la coalition est « peut-être plus menaçante, mais aussi nous som-« mes plus puissants que jamais. Espérons tout de « notre courage, des accidents qui doivent néces-« sairement refroidir et diviser nos ennemis, de la ii justice de notre cause, de Dieu enfin, qui ne vou-« dra pas abandonner à des princes ambitieux et « perfides une république, l’asile de la liberté, l’or-ii nement de l’Europe, et le boulevard de la chré-« tienté. » Ce discours entraîna le conseil. On fit au pape une réponse laconique, qui ne lui permettait de rien espérer de la faiblesse des Vénitiens ; et la république, pendant qu’elle faisait ses préparatifs de guerre, avec sa diligence accoutumée, profila du peu de moments qui lui restaient, pour tâcher de dissoudre la ligue, ou pour trouver des alliés. VI. L’empereur fut inébranlable et incorruptible, conlre sa coutume; parce que les Vénitiens n’avaient que de l’argent à lui offrir, et qu’alors il en recevait d’ailleurs. Il refusa même de recevoir leur envoyé, et mit le doge au ban de l’empire, comme injuste détenteur de plusieurs provinces. Le roi d’Arragon feignit d’ignorer l’existence de la ligue; et fit des offres de médiation, des protestations de bienveillance, qu’il était impossible de croire sincères. La république sollicita le roi d’Angleterre d’attaquer la France, pendant que cette puissance aurait toutes ses forces en Italie. Le roi d’Angleterre, qui avait refusé d'entrer dans la coalition, refusa également de s’allier avec les Vénitiens. Menacés ou repoussés par tous les princes d’Europe, ils s’adressèrent aux Turcs : c’est André Moncenigo, l’un de leurs historiens, et écrivain presque contemporain, qui en rend témoignage; mais ils ne trouvèrent de ce côté, comme de tous les autres, qu’un intérêt stérile, et ils se virent obligés de chercher en eux-mêmes les moyens de résister à presque toute l’Europe. Plusieurs accidents fortuits, qui paraissaient autant de présages sinistres, vinrent frapper les imaginations dans ce moment d’inquiétude générale. Le tonnerre tomba sur la citadelle de Brescia : une barque chargée d’argent, qu’on envoyait à Ravenne, fit naufrage : le bâtiment où étaient les archives de la république s'écroula, et le feu dévora ces archives : un nouvel incendie éclata dans l’arsenal, et y consuma douze galères. Alors ceux qui n’avaient attendu le péril avec fermeté, que parce qu’ils le voyaient de moins près, furent ébranlés. On trouva de l’imprudence dans la réponse négative qui avait été faite aux propositions de Jules II ; on tenta de renouerla négociation avec lui ; on lui offrit ce qu’on venait de lui refuser : mais il n’était plus temps ; le pape avait ratifié l’acte de confédération, et plusieurs seigneurs romains, que la république avait pris à sa solde avec leurs troupes, furent retenus par les défenses du pape. Il peut être utile de s’arrêter un moment ici, pour entendre l’opinion d’un profond politique. Machiavel pense qu’un prince menacé par une coalition, doit en triompher, pourvu qu’il ne manque pas de talents, et de moyens militairespoursoutenir le premier choc ; mais qu’à défaut de ces moyens, il doit s’accommoder avec ses ennemis; et il ajoute que les Vénitiens, dans l’impossibilité de résister à tant de puissances, devaient se déterminer à des sacrifices, pour sauver leur existence. Mais, dit-il, peu de gens voyaient le péril, et encore moins le remède. Leurs succès conlre la ligue d’Italie, en 1484, les avaient aveuglés. En faisant le calcul des forces de leurs ennemis, ils jugèrent que l’empereur, toujours nécessiteux et prodigue, retenu d’ailleurs par d’autres affaires dans les Pays-Bas, ne pourrait pas être prêt, de quelque temps, à entrer en campagne; que les troupes du pape n’étaient ni nombreuses, ni redoutables; que le roi d’Arragon n’avait encore fait aucuns préparatifs, qui annonçassent l’intention d'assiéger de sitôt les places que les Vénitiens occupaient dans ses États. 11 n’y avait donc que le roi de France, dont l’attaque fut, dans ce moment, imminente et sérieuse. On savait qu’il s’avancait vers les Alpes, et on évaluait les forces qu’il pourrait réunir sur l’Adda à deux mille gendarmes, ce qui faisait à peu près douze mille chevaux, et à vingt mille hommes d’infanterie, parmi lesquels on comptait six mille Suisses. La république avait rassemblé toutes ses forces. Elles consistaient en trois mille gendarmes, qu’elle avait pris à sa solde; quatre mille hommes de cavalerie légère, dont deux mille stradiols; dix-huit mille hommes d'infanterie italienne, deux mille