LIVRE V. 77 tàt maîtresse paisible d’un grand empire, à qui elle demandait le sacrifice de ses richesses et de sa religion. Il n’y avait aucune proportion entre la colonie et la métropole. Aussi dit-on que, dès l’année 1223, pendant le règne déplorable du second des Courte-nai, on mit en délibération, dans le conseil de Venise, s’il ne convenait pas de transférer le gouvernement et la population fout entière de la république dans ces nouveaux États qu’il s’agissait de défendre. ■ On ajoute que les avis furent tellement partagés sur cette importante question, que la proposition contraire ne prévalut que d’une voix, qu’on appela la voix de la Providence. Ce devait être une délibération bien solennelle que celle où l’on agitait le déplacement de la capitale, un changement de patrie. Cependant la plupart des historiens n’en font aucune mention; leur silence ne peut qu’inspirer des doutes sur la réalité de ce fait ; d’un autre côté, on cite d’anciennes chroniques qui l’attestent. Celte idée est d’ailleurs si naturelle qu’il est impossible qu’elle ne se soit pas présentée à des hommes continuellement occupés de la conservation de cette précieuse conquête. Il ne peut donc y avoir d’incertitude que sur le nombre plus ou moins grand des partisans de cette proposition hardie. Quoiqu’on ne puisse pas, sur une simple tradilion rapportée dans des manuscrits dont il est difficile d’apprécier l’autorité, admettre un fait si impor-lant au nombre des vérités historiques, il peut être île quelque intérêt de consigner ici l’extrait du récit qu’on en lit dans la chronique dite de Barbaro. Le doge Pierre Ziani, après avoir eu sur ce grand projet des conférences avec les principaux de l’Etat, assembla le grand-conseil et y proposa la délibération. Il commença par faire valoir l’importance des établissements que la république possédait dans le Levant, la force et la fertilité de Corfou, l’étendue et l’heureuse situation de Candie, toutes les côtes de la Grèce, les meilleures Iles de l’Archipel soumises aux Vénitiens, le reste occupé par des maîtres si faibles qu’ils seraient trop heureux de se ranger sous la protection du pavillon de Saint-Marc; au fond de cet Archipel, une ville superbe, populeuse, assise entre deux mers. Il n’existait pas dans le mondeenticr un site plus attrayant et plus avantageux. C’était là qu’avec toutes les commodités de la vie on pouvait se promeltre une sûreté parfaite : c'était de là que, par une communication facile avec les colonies, on pouvait les protéger efficacement, ou en tirer des secours au besoin. Ces colonies d’ailleurs, sans cesse révoltées contre une métropole éloignéect située au fond de l’Adriatique, obéiraient sans murmure à la dominatrice naturelle du commerce de l’Europe et de l’Asie. La conservation de toutes ces colonies et les avantages à en tirer dépendaient donc de l’occupalion de Constantinople. Que si l’on considérait l'état précaire d’un reste de Français, leur petit nombre, leurs divisions, leur pénurie, il n’était pas douteux que la république ne fût appelée à la gloire de réunir sous sa domination la totalité d’un empire qu’elle avait fondé. Si elle ne se chargeait de le défendre, elle perdait tout le fruit de ses anciennes victoires, et laissait avorter les bienfaits de la Providence. Bientôt les Grecs allaient renverser le trône des Latins; au contraire, ces Grecs ne seraient plus que de faibles ennemis en présence des Vénitiens établis sur le canal du Bosphore. D’ailleurs, si ce voisinage n’était pas exempt de dangers, la république, dans sa situation actuelle, n’avait-elle rien à craindre? Les Padouans, le patriarche d’Aquilée, le roi de Hongrie, ne Pavaient-ils pas fatiguée de guerres continuelles, depuis sa fondation, et ces guerres pouvaient-elles être regardées comme terminées? «Quandelles léseraient, « ajoula l’orateur, quand il serait permis de se con-« fier avec une entière sécurité à une paix suspecte, « quelle est notre situation? Nous avons un État, et « nous n’avons point de territoire ; sans territoire, « comment espérer de voir notre population s’ac-« croître? et sans populaliou, comment maintenir ii notre puissance, comment accomplir les desli-« nées auxquelles nous devons nous croire appelés? « Tant que nous resterons renfermés dans ces la-ii gunes, au fond d’un golfe orageux, les peuples « que nous avons soumis, et à qui notre domination « n’assure aucun avantage, ne pourront se considé-ii rcr comme formant avec nous une nation; nous « en tirerons quelques tributs, mais ils seront ab-« sorbés par les efforts continuels que nous aurons « à faire pour contenir les tributaires dans l’obéis-« sance. Nous n’avons rien à vendre à nos îles « qu’elles ne pussent se procurer avec avantage de h partout ailleurs. Pour qu’elles nous soient profi-ii tables, il faut que nous nous emparions de leurs h productions, cl que notre commerce soit un mo-ii nopole ; mais ce monopole excite le désespoir des h colons, et des révoltes continuelles vous l’attcs-ii tent. ii Je veux que vous repoussiez vos voisins, que ii vous conteniez vos sujets, que votre commerce h florissant vous procure de nouvelles richesses, « coinmenten jouirez-vous dans ces marais où vous « manquez de toutes les choses nécessaires à la vie; « où l’air est impur quand les eaux viennent à baisser, h où ces mêmes eaux, quand elles s’élèvent, mena-« cent votre ville? déjà elles ont détruit Malamocco ii qu’il a fallu abandonner. Vos digues renversées « tous les ans par des tempêtes, vos îles submer-