LIVRE X. » compte aller incessamment les délivrer, ainsi que h tous leurs compagnons. » Carrare leur signifia avec encore plus de hauteur qu’il n’entendrait à aucune proposition qu’après qu’il aurait mis un frein aux chevaux de bronze, ornement du portail de Saint-Marc. Ces réponses arrogantes et amères, rapportées à Venise, ne pouvaient que mettre le comble au découragement et au désespoir. En même temps on apprenait que l’ennemi s’emparait successivement de tous les postes fortifiés que la république avait sur la côte d’Italie; un seul château situé au milieu des salines faisait encore résistance, la garnison de Malamocco s’était repliée sur le Lido, les Génois occupaient cette place, et par conséquent une partie de l’ile qui ferme le port de Venise. Il ne restait pas à la république un territoire de deux lieues. Les ennemis étaient si près, qu’on défendit d’employer la cloche de Saint-Marc pour assembler le peuple, de peur qu'ils n’entendissent ce signal. Il n’était nullement vraisemblable qu’on eût le temps d’armer, et encore moins de construire une Hotte. Cependant sans une flotte comment faire arriver quelques approvisionnements dans la capitale, comment forcer les ennemis à s'éloigner? Il y avait bien dans le port quelques bâtiments susceptibles de réparation; l’arsenal était même assez bien pourvu de matériaux ; mais quand les vaisseaux auraient été prêts à sortir des chantiers, où prendre les gens de mer? Telle était la situation de Venisç, qu’elle pouvait, qu’elle devait être attaquée le lendemain, et qu’il lui fallait plusieurs mois pour se préparer à la résistance. Cependant après avoir demandé inutilement la paix, il fallut bien se résoudre à combattre encore. On fit tous les ouvrages que l’on put imaginer pour rendre les approches plus difficiles. On travailla dans l'arsenal avec la plus grande activité à réparer quelques galères qui s’y trouvaient, et même à en construire de nouvelles. Un recensement générai de toutes les embarcations qui existaient dans les canaux de la capitale fit connaître le parti qu’on pouvait en tirer. On perfectionna l’organisation de la bourgeoisie enrégimentée; on distribua des armes, et on ouvrit des rôles pour y inscrire les hommes habitués au service de la mer, ou susceptibles de l’apprendre. XL Quand on en est réduit à stimuler le zèle de la multitude, ce n’est plus son obéissance, mais son intérêt qu’il s’agit d’invoquer, et alors il est naturel qu’elle s’ingère de juger les mesures où elle est intéressée; on doit s’y attendre. Ces ouvriers qu'on assemblait à l’arsenal; cette foule de marins qu’on enrôlait; ces citoyens de toutes les classes, ccs arli- sans qu’on appelait à la manœuvre des vaisseaux, devaient se demander qui dirigerait leurs efforts. Moins ils comptaient sur leurs ressources, plus il importait que l’habileté du chef y suppléât. Charles Zéno était absent; des milliers do voix s’élevèrent tout à coup pour demander la liberté de Victor l’i-sani, et son rétablissement dans sa charge. On ne se rappelait plus le désastre de Vola; on ne parlait que de sa victoire d’Anliuin, de ses exploits dans la Dalmatie. Ce nom déjà illustré par Nicolas Pisani avait reçu dans la guerre présente un nouvel éclat. Victor était le seul homme en qui les marins eussent confiance. Effet ordinaire de la disgrâce, la sienne ajoutait à sa popularité. Le gouvernement de Venise n’était point accoutumé à s’entendre dicter des lois par la multitude ; mais quand le peuple se répandit dans les rues, couvrit la place, et entoura le palais ; lorsque les portiques de Saint-Marc et tout le rivage retentirent des cris de Vite Pisani! il fallut bien céder à cette voix. On a rapporté que Victor Pisani, enfermé sous les voûtes du palais du côté du port, entendant le peuple proclamer son nom, se traîna, malgré les fers dont il était chargé, jusqu’à la grille de son cachot, et cria : « Arrêtez ! arrêtez ! des Vénitiens ne « doivent crier que Vive Saint-Marc! » Ce fait me parait dénué de toute vraisemblance, et n’est point nécessaire à la gloire de ce héros. Si Pisani était chargé de fers, il devait être dans un cachot, et les cachots ne prennent pas jour sur une rue. Quoi qu’il en soit, ce fut un beau triomphe pour ce général d’être rappelé à la liberté comme le seul homme capable de sauver sa patrie, et il releva la gloire de ce triomphe par la manière dont il le reçut, et dont il justifia la confiance publique. Dans ce danger extrême l’isani n’avait plus de rivaux. Ce n’est pas dans les circonstances difficiles que les ambitieux disputent les honneurs; c’est alors le tour du mérite, qui peut se passer des faveurs de la fortune. Averti qu’il était libre, et qu’il devait paraître le lendemain devant le sénat, Pisani voulut passer encore la nuit suivante dans sa prison. 11 y fit venir un prêtre, et se prépara par la pénitence aux honneurs qu’il allait recouvrer. Dès qu’il fut jour, il monta au palais et alla entendre la messe dans la chapelle de Saint-Nicolas, où il communia. Dès qu’ori le vit paraître, avec ce maintien modeste qui annonçait l’oubli de ses victoires et de l’indigne traitement qu’il avait éprouvé, scs partisans, c’est-à-dire la foule des citoyens comme des gens de l’armée, le saluèrent de leurs acclamations, l’entourèrent, le porlèrent jusqu’à la porte du conseil, où