308 HISTOIRE DE VENISE. qu'une seule issue aux courants, ils y entretiendraient une profondeur suffisante. Chaque tempête d’hiver venait démentir ces espérances, changer l’état de la question, décourager les partisans d’un projet, et faire naitre un nouveau système. Les îles qui forment les cinq passes avaient été enveloppées de pieux, qui contenaient une digue de fascines et de pierres. Ce revêtement factice fut enlevé par les vagues, en 1661. Le gouvernement vénitien appela à son secours la population de la terre-ferme, pour réparer ce désastre, et construire dans l’intervalle d’un été des épis plus solides. Ils ne tinrent pas contre les tempêtes de l’année suivante ; il fallut recommencer ces immenses travaux : on revêtit les lies à leur extrémité d’un rempart de pierres et de briques; on prolongea les digues dans la mer, pour garantir ce rempart, en brisant les vagues. Ce fut encore en vain : toutes ces dépenses, toutes ces fatigues furent perdues. La mer, en 1708, renversa tout, et menaça d’envahir les lagunes. Les Vénitiens ne se découragèrent pas : les revêtements furent recommencés ; et, dans la partie la plus exposée aux tempêtes, un mur, composé d’énormes blocs de marbre et fondé sur pilotis, s’éleva de dix pieds au dessus de la haute mer, dans une longueur de huit cents toises. Ce grand ouvrage, que n’effacent point les monuments qui attestent la puissance et la constance des peuples de l’antiquité, à préservé jusqu’ici les lagunes d’une irruption qui les aurait bouleversées ; mais il n’a point empêché que toutes les passes au nord et au sud de Malamocco ne fussent à peu près encombrées, de manière à n’être navigables que pour les vaisseaux marchands d’une médiocre grandeur. Le port de Malamocco resta donc le seul passage accessible aux bâtiments de guerre ; mais ce port ne communiquait avec Venise que par un canal étroit, sinueux, sans profondeur. On y avait coulé quatre gros bâtiments pendant la guerre de Chiozza. Ce ne fut qu’au commencement du xviie siècle que les Vénitiens entreprirent de rétablir cette communication, en tâchant de la rendre un peu moins incommode. Il leur en coûta dix ans de travail pour creuser un canal de quatorze à quinze pieds de profondeur, dans lequel les vaisseaux construits à l’arsenal de Venise étaient traînés plutôt qu’ils ne naviguaient, sillonnant sans cesse la vase, s’échouant à la moindre dérivation, et obligés d’attendre, pour se remettre à flot, une marée qui n’élève jamais la surface de l’eau que de deux ou trois pieds. Veut-on se faire une idée de la difficulté de ce trajet? il suffit de dire qu’en 1783, un vaisseau de soixante-quatorze canons y périt, et qu’il faut jusqu’à quinze jours, jusqu’à trois semaines, pour franchir un intervalle de trois lieues. Arrivés à Malamocco, les vaisseaux rencontrent un autre obstacle ; un banc, qui ne laisse, dans la saison la plus favorable, que quinze ou seize pieds de profondeur, barre le port; et ce banc de sable, aussi mobile que les vagues, trompe chaque jour l’expérience du pilote, qui, en retirant sa sonde, ne trouve plus le même fond que la veille. Les vaisseaux sont obligés de chercher une nouvelle issue, et quelquefois de s’arrêter pendant plusieurs mois. Il élait-réservé à une administration tout autrement active, de vaincre ces obstacles, et de donner à la marine vénitienne les mêmes éléments de force qu’à celle des meilleurs ports de l’Océan, à l’aide de ces puissantes machines, inventées par les Hollandais vers la fin du xvne siècle, qui soulèvent les plus grands vaisseaux, et les portent sur les bas-fonds; mais au delà de ces périlleux passages, qu’un art nouveau permettait de franchir avec moins de danger, les bâtiments vénitiens ne trouvaient point de rade. Conduits à quelques lieues de la côte, dans un mouillage sans abri, ils y restaient à la merci des vents et de l’ennemi, jusqu’à ce qu’ils eussent reçu leur chargement et leur artillerie; aussi lesenvoyait-on quelquefois sur la côte de Dalmatie pour y compléter leur armement. Les embouchures des lagunes n’ayant pas la profondeur d’eau nécessaire pour porter de gros vaisseaux de guerre, il en était résulté qu’il avait fallu s’écarter des règles ordinaires de la construction , aplanir le fond des bâtiments, et qu’à la mer ces vaisseaux se trouvaient moins propres à la marche, aux évolutions, au combat, que ceux à qui la profondeur de leur quille donne plus de stabilité. Lorsque la république fit construire des vaisseaux de cent canons, ce ne fut qu’une affaire de vanité. De tout temps les peuples riverains de l’Adriatique ontjouidela réputation d'intrépides marins et d’habiles constructeurs. Les anciens vantaient les vaisseaux liburniensjetlorsque, vingt siècles après, l’ierre-le-Grand voulut créer une marine, ce fut par la main de quelques Vénitiens que furent construits les deux premiers vaisseaux qu’il lança sur la mer Noire. Ce fut à Venise qu’il envoya, en 1697, soixante jeunes officiers, qu’il destinait à être le noyau de sa marine militaire. 11 voulait s’y rendre lui-même, après son séjour à Vienne ; mais une révolte le rappela dans scs États. On voit que la force des choses décida du sort de Venise : tant qu’elle eut à sa disposition une arme que les autres n’avaient pas, elle domina ; dès que le désavantage des armes fut de son côté, elle perdit sa prépondérance; et il ne faut pas s’étonner que cette marine, en devenant un appareil d’ostentation, fût devenue aussi le patrimoine d’une admi-