402 HISTOIRE DE VENISE. « A ces avantages que vous procure la paix, comparons les résultats de l’alliance avec la France. Si le roi vient en Italie, qni vous répond qu’il restera fidèle aux intérêts de la république? Mais, dira-t-on , vous lui avez donné des gages de votre amitié , vous avez fermé les yeux sur tous vos dangers; vous vous êtes attiré la guerre pour persister dans son alliance : il vous avait déjà toutes ces obligations, lorsque vous l’avez vu abandonner votre cause, se liguer avec vos ennemis, vous dépouiller de tous vos États de terre-ferme. Quelle raison avez-vous de croire qu’il en agira autrement à l’avenir? Le nom des Vénitiens doit lui être odieux , parce qu’il sent qu'il ne peut en être aimé, après tous les maux qu’il leur a faits, l’eut-être élevera-t-il des prétentions sur Crème, sur Bergame, sur Breseia, pour les avoir occupées un moment. Ne jugez-vous pas qu’il pourra être tenté de vous affaiblir, pour vous mettre hors d’état de tirer vengeance de ses injustices ? Pensez-vous que, s’il a recherché votre alliance, ce fût dans un autre objet que de s’appuyer de vos forces pour s’emparer du duché de Milan ? Il ne veut pas ctre votre ami celui qui a une fois méconnu vos services et renoncé à votre amitié : il veut se servir de vous et vous tromper encore. Mais supposons quil soit sincère ; le voisinage d’un tel prince ne vous inspirera-t-il point de crainte ? \ ous résignerez-vous à vivre dans sa dépendance? et qu’est-ce que la perte de Vérone, en comparaison d’un pareil malheur? Et si, avant de descendre en Italie, il se ligue avec l’empereur, avec le roi catholique, pour leur garantir ce qu’ils vous ont enlevé, pour les aider mèmeà consommer votre ruine? Son caractère confirme ces soupçons. Il a abandonné les Écossais , ses antiques alliés , et les a livrés à la discrétion de l’Angleterre. 11 était le parent du roi de Navarre, et il l’a laissé dépouiller par les Espagnols. Ces deux rois étaient ses amis ; il en a coûté à l’un sa couronne, à l’autre la vie. « J’en ai dit assez sans doute pour laisser entrevoir tous les dangers que l’arrivée du roi très-chrétien en Italie ferait courir à votre république. Mais s’il n’y vient pas, ou bien s’il en est repoussé, comme il l’a déjà été, dans quelle situation vous trouverez-vous, seuls, sans secours, après vous être déclarés les ennemis, non-seulement de l’empereur, non-seulement de l’Espagne, mais encore de toute l’Italie ? Or il est fort douteux que le roi entreprenne ce voyage, il est même douteux qu’il le veuille; en paix avec l’Angleterre, à la tête d’une bonne armée, appelé par le pape, il a hésité et n’a pas osé tenter celte grande entreprise. Est-il probable qu’il montre plus de résolution dans un moment où les Suisses, l’Espagne, l’empereur, Milan, Florence, Gênes, et le saint-père, sont prêts à lui disputer le passage? Ajoutez qu’il vient d’épouser une femme jeune et belle, que ce nouvel attachement doit le détourner de la guerre: et il y a des gens dont la prévoyance va plus loin; ils jugent qu’un homme déjà avancé en âge, naturellement incontinent, et épris d’une femme de dix-huit ans, dont les charmes effacent, dit-on, tout ce qu'on a vu de nos jours, doit abréger sa vie auprès d’elle. On assure qu’il a déjà des infirmités. « Que si le roi d’Angleterre lui a promis quelques archers, pour l’aider dans ses projets de conquête, il n’en est pas moins certain, en dépit des traités et des alliances, que l'Angleterre ne peut aider la France à s’agrandir. La cour de llome est informée que la première de ces deux puissances a des prétextes tout prêts pour différer, pour éluder l’envoi de ce secours. Je conjure votre sérénité et vos seigneuries de garder le plus profond secret sur cette communication. Il faut en conclure que l’âge, les plaisirs, les charmes du repos, la crainte des fatigues et des chances de la guerre, détourneront le roi de France du projet de descendre en Italie. « Mais le voulût-il, les Suisses sont résolus, seuls, sans le secours de personne, à lui fermer les passages, ou lui livrer dans la plaine une bataille, qui pourrait avoir le même résultat que celle de No-varre. Ils ont déjà quarante mille hommes de bonne volonté prêts à marcher aussitôt que le roi s’avancera. L’année dernière, il ne leur en a fallu que huit mille pour détruire une belle armée française. Les Suisses d’ailleurs ne seront pas seuls. Gênesest prête à les seconder; j’ai vu une lettre du doge de celte république, en date du 20 du mois dernier, qui annonce que deux cent cinquante mille florins d’or sont déjà disponibles, pour assurer le succès de cette entreprise. Florence y concourra également, parce qu’elle ne voudra pas se compromettre, en se séparant d’une cause qu’embrassent les Suisses, les Génois, Milan, l’Espagne et l’empereur. Pour vous en convaincre, seigneurs, je puis vous confier que Laurent de Médicis a promis deux cent mille florins : à la première réquisition du pape. Voilà déjà, comme vous voyez, des fonds considérables. On n’est pas moins assuré du concours du roi catholique, de l’empereur, du duc de Milan, qui, comme vous savez, n’est pas un voisin à dédaigner; et enfin le saint-j père n’entend pas rester neutre. C’en est assez, sans j doute, pour nous convaincre que le roi de France ne pourra pénélrer en Italie; et alors, je le répète, quelle sera la situation de votre république? Dès que vous aurez rejeté l’accommodement qu’on vous ; propose, la ligue se formera, et s’empressera de vous ( ôter les moyens de favoriser les desseins de la ! France; et comment nier que cela ne soit juste?