LIVRE XIX. 501 peu propres à exciter l’essor et le développement de l’industrie manufacturière. Elles assurent tout au plus aux manufactures nationales le privilège de fournir à la consommation intérieure : une partie de la population paie le travail de l’autre, mais on ne suit pas les progrès de l’étranger. Pour rendre l'étranger tributaire, il faut fabriquer mieux que lui, ou plus économiquement que lui, se procurer les matières premières de la meilleure qualité, favoriser l’exportation par tous les moyens, et employer sa puissance ou son adresse à faire recevoir les marchandises au dehors du pays. C’est alors seulement qu’une partie de votre population vit aux dépens des autres nations. Lorsqu’à la fin du dix-huitième siècle, la France se trouva momentanément maîtresse de Venise, on voulut profiter de cet intervalle, pour exporter les procédés qui pouvaient contribuer aux progrès de l’industrie nationale. Des observateurs furent envoyés ; des hommes experts, des savants furent chargés de comparer les produits et les moyens des manufactures vénitiennes et françaises : il résulta de leur rapport, auquel le nom d’un homme célèbre (1) donne une grande autorité, que l’industrie des Vénitiens, comme celle des Chinois, avait été précoce, mais était restée stationnaire. La fabrication des draps avait atteint, chez les Vénitiens, un degré de perfection remarquable, lorsqu’ils se trouvèrent en concurrence, dans le Levant, avec les Français, qui y apportaient les draps provenant des fabriques du Languedoc, connus sous le nom de Londrins. Us cherchèrent à les imiter, et ce ne fut pas sans quelque succès; c’est, je crois, la seule innovation qu’ils aient empruntée de l’étranger dans les temps modernes, encore ne s’en avisèrent-ils qu’au dix-huitième siècle. Le gouvernement, pour encourager cette émulation, accorda à ceux qui exporteraient de cette espèce de draps, une diminution des droits d’entrée sur les marchandises importées en retour. Mais un tel commerce est borné de sa nature, puisque ses produits dépendent delà quantité des matières premières qui sont à la disposition du fabricant. Or, dans tout le territoire vénitien, il n’y avait que le Padouan et la Polésine de Rovigo qui nourrissent des troupeaux, et ces deux provinces 11e fournissaient des laines que pour la fabrication de trois mille pièces de draps, défalcation faite de ce qui en était employé pour d’autres usages. O11 en tirait bien de l'Espagne, mais ce n’était pas avec le môme avantage que les fabriques françaises, le transport en étant plus cher, à cause de la plus grande distance. Le gouvernement vénitien avait d’ailleurs fait la faute de soumettre les (1, M. Berlhollet, laines d'Espagne à un droit d’entrée exorbitant; me sure impolitique, obtenue par le crédit des grands propriétaires de troupeaux, qui n'avaient pas besoin d’encouragement, puisque les laines indigènes ne suffisaient pas aux besoinsdela population. Aussi Venise, tandisqu’elle vendait des draps rouges dans le Levant et des draps noirs à Milan, à Rome, à Naples, achetait-elle des étoffes de laine en Angleterre. On appliquait à l’industrie cette maxime de la république, que la conservation de L’État dépendait du soin de se refuser à toute espèce d'innovation : et on y persévéra tellement, que, lorsqu’en 1791, un membre du collège des sages, Battaja, proposa d’introduire quelques améliorations dans la fabrication des draps, cette proposition fut repoussée comme dangereuse. Vers les derniers temps de l’existence do la république, les toiles étaient un objet beaucoup moins important dans la balance de son commerce. Les Vénitiens n’y réussissaient que médiocrement, et n’en exportaient quedans le Levant : encore n’était-ce pas une quantité notable; il n’y avait que la ville de Salo qui sût filer le lin avec assez de perfection pour en trouver un grand débit en Allemagne. L’industrie des Vénitiens ne s’était point appliquée à perfectionner la filature du colon ni la fabrication des étoiles, quoiqu’ils fussent assez avantageusement placés pour tirer à peu de frais la matière première du Levant et du royaume de Naples. Il n’en était pas de même des soieries. Celte espèce de manufactures occupait une grande quantité de bras. Considérée dans ses trois états de matière première, de fil et d'étoffe, la soie était une des principales branches du commerce des Vénitiens. On a déjà vu tous les soins qu’ils s'étaient donnés pour naturaliser le mûrier dans leurs provinces. Quoique celte culture eût fort bien réussi, ses produits ne suffisaient pas pour entretenir l’activité des fabriques ; il fallait y suppléer par des extractions de la Turquie, de l’Italie et même de l’Espagne. Il résultait de cette nécessité d’importer, que la sortie des soies brutes devait être prohibée. Au contraire, l’exportation des soies filées, et notamment des organsins, c’est-à-dire des fils à plusieurs brins, était encouragée. Venise en envoyait en Angleterre, en Hollande et même en France, mais en médiocre quantité; car, sur environ quinze cents balles de soies-organsins, que Lyon tirait annuellement de l’Italie, il n’y en avait guère que cent provenant des moulins de Vérone, de Vicence, de Bas-sano, de Bergame et du Frioul ; parce qu’on y filait moins bien qu’à Milan et à Turin. C’était principalement à Venise qu'on fabriquait les étoffes. Après avoir joui longtemps d'une grande réputation, elles