LIVRE XVI. fiefs, la seigneurie se les réservant, et que les sujets du patriarche ne pourraient se pourvoir de sel que dans les salines de la république. Cette transaction, à laquelle on eut soin de donner les formes les plus solennelles, eut lieu quelques années avant les événements plus importants que je viens de raconter. En 14151, le siège patriarcal, établi depuis près de neuf siècles à Grado, fut transféré de cette ville, qui n’était plus qu’un bourg abandonné, à Venise, où il n’y avait eu jusque-là qu’un évêque. Le siège de Grado avait été occupé souvent par des Vénitiens. Le premier patriarche de Venise fut Laurent Justiniani, alors une des lumières de l’Église, cl à qui ses vertus méritèrent d’être compté au nombre des saints qu'elle invoque aujourd’hui. Depuis trente ans, la république n’avait pas déposé les armes. Elle avait acquis les pfovinces de Brescia, de Bergame, de Crème, et la principauté de Bavenne. XVII. Maisces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux eide mécontents. Le doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d’en avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et probablement avec plus de sincérité que la première, l’intention d’abdiquer sa dignité. Le conseil s’y refusa encore. On avait exigé de lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la vieillesse, conservant cependant beaucoup de force de tête et de caractère, et jouissant de la gloire d’avoir vu la république étendre au loin les limites de ses domaines, pendant son administration. Au milieu de ces prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à l’épreuve la fermeté de son âme. Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445, d’avoir reçu des présents de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc de Milan, Philippe Visconti. C’était non-seulement une bassesse, mais une infraction des lois positives de la république. Il y avait à peine quatre ans que ce même accusé avait vu toute la noblesse, toute la population de Venise prendre part à sa joie, et ajouter, par un immense concours, à la magnificence de sa pompe nuptiale. Le comte François Sforce avait donné des joutes où toutes les femmes des patriciens avaient paru, vêtues de drap d'or : le marquis d’Este, l’illustre Gatla-Melata, s’étaient donnés en spectacle dans des tournois : pendant dix jours, la place de St.-Marc avait été couvertede trente mille personnes, et la nuit, elle était éclairée par des {lambeaux de eire blanche. C’était avec cet appareil que Venise célébrait les noces du fils de son prince ; mais lorsqu’il fut ques- tion de le juger, le père resta sur son trône, et l’accusé rentra dans les rangs des simples particuliers. Amené devant le conseil des Dix, devant le doge, qui ne crut pas pouvoir se dispenser de présider ce tribunal, il fut interrogé, appliqué à la question, déclaré coupable, et il entendit de la bouche de sou père l’arrèt qui le condamnait à un bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de Romanie, pour y finir ses jours. Ce jugement fut proclamé dans le grand-conseil, le 20 février 1444. Le prince y présidait, assis sur son trône, sous un dais d’or: il voyait à ses genoux le secrétaire qui lui présentait la sentence, mais à ses côtés les dix membres du conseil secret, qui l’avaient prononcée. Jacques Foscari, embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, tomba malade à Trieste. Les sollicitations du doge obtinrent, non sans difficulté, qu’on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l’obligation d’y rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le gouverneur. 11 y était depuis cinq ans, lorsqu’un des chefs du conseil des Dix fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui : un de ses domestiques qu’on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener le maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourments, ne cessant d’attester son innocence; maison ne vitdans cette constance que de l’obstination ; de ce qu’il taisait le fait, on conclut que ce fait existait; on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, ne cessait d’écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque adoucissement à sa déportation. N’obtenant rien, et sachant que la terreur qu’inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d’espérer de trouver dans Venise une seule voix qui s’élevât en sa faveur, il fit une lettre poulie nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait son intervention en faveur d’un innocent, du fils du doge. Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand, qui avait promis de la faire parvenir au duc ; mais qui, trop averti de ce qu’il avait à craindre en se rendant l’intermédiaire d’une pareille correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef du tribunal, line autre version, qui parait plus sure, rapporte que la lettre fut surprise par un espion attaché aux pas de l’exilé. Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la protection d’un prince