140 HISTOIRE DE VENISE. approuver le projet; mais les principaux souverains de l’Europe étaient alors engagés dans des affaires qui ne leur permettaient pas de tourner leurs regards vers l’Orient. Lusignan, en arrivant à Venise, où il espérait trouver une armée de croisés, fut cruellement trompé dans son attente : par le conseil et avec l’appui du légat il exposa son plan à la seigneurie, et parvint à l’entrainer jusqu’à y prendre part. Ce plan fut adopté avec une légèreté qu’on ri’a pas eu souvent à reprocher au gouvernement de Venise. Le doge Laurent Celsi venait de mourir, le 18 juillet 1365, et son successeur Marc Cornaro, affaibli par l’âge, avait peu d’influence dans les conseils. Il s’agissait de surprendre la ville d’Alexandrie en Égypte. Le roi de Chypre assurait que cette place devait être emportée d’un coup de main ; mais, en admettant cette possibilité, il fallait savoir comment une petite armée se maintiendrait dans le pays, et enfin ce que les Vénitiens pouvaient gagner à se brouiller avec le Soudan, qui jusqu’ici les avait laissés faire paisiblement leur commerce. Ces réflexions, qui devaient venir dans l’esprit de tout le monde, furent écartées, et on fit partir une flotte, qui, réunie à celle du roi de Chypre et à un renfort envoyé par le grand-maître de Rhodes, portait une petite armée de dix mille hommes et de quatorze cents chevaux. C’était avec de pareilles forces qu’un roi qui avait beaucoup d’expérience, et un gouvernement renommé pour sa sagesse, entreprenaient la conquête d’une telle place sur le Soudan d’Egypte. L’armée parut devant Alexandrie le 2 octobre, prit terre à la vue de quelques troupes accourues sur le rivage,lesrepoussajusquedansla ville,donna un assaut et pénétra dans l’intérieur des remparts; mais les habitants se réfugièrent au delà d’un large canal; et les assaillants, comme s'ils n’eussent pas dù prévoir cet obstacle, renoncèrent à leur entreprise aussi légèrement qu’ils l’avaient conçue , pillèrent la ville, et se rembarquèrent quatre jours après. Cette folie n’eùt d’autre résultat que de brouiller les Vénitiens avec le Soudan. 11 fit séquestrer leurs marchandises, mettre les marchands aux lers, et il fallut que la république lui envoyât de riches présents pour se réconcilier avec lui. XIV. L’année 1363 n’était pas terminée qu’une nouvelle révolte éclata dans Candie. Les rebelles, ayant à leur tète trois frères de la famille des Calenge, alors l’une des plus considérables du pays, adoptèrent un système de guerre qui ne permettait pas aux Vénitiens de les réduire par un coup décisif. Au lieu de chercher à s’emparer de la capitale, ils fortifièrent tous les châteaux de File que leur position rendait faciles à défendre, surprirent les garnisons de quelques places, et s’établirent dans un grand nombre de postes où ils pouvaient combattre avec avantage. Le gouverneur rassembla ses forces, demanda de prompts secours, et, dans le courant de l’année 1366, ses troupes eurent à faire une pénible guerre de postes, à prendre une multitude de châteaux, à ravager le pays, pour affamer de petites garnisons, à poursuivre, avec d’incroyables fatigues, quelques chefs qui leur échappaient; enfin, après beaucoup de sang versé dans les combats, on eu le loisir d’en répandre sur les échafauds. Presque tous les moteurs de cette insurrection la payèrent de leur tête ; les femmes et les enfants des Calenge ne furent pas épargnés. Ce fut le dernier soupir de la liberté dans cette Ile, dont les habitants s’étaient débattus, pendant cent soixante ans, sous le joug que leur imposait un peuple séparé d’eux par de vastes mers. Paul Lorédan, l’un des provéditeurs, rendit compte en ces termes des mesures rigoureuses qui venaient d’être prises pour assurer la soumission de cette colonie : « Sérénissime prince, très-illustres et très-excel-« lents seigneurs, dit-il au sénat, la bonté de la « Providence vientde mettre fin à unecruelleguerre. ic Cette île fameuse, qui vous a coûté tant de sang « et de si longs efforts, nous avons la satisfaction de « vous annoncer qu’elle est en votre possession pour « toujours; vos armes l’ont soumise et ont rendu « impossible toute nouvelle rébellion. Vous avez « confondu la coupable espérance des ennemis du « nom vénitien, qui se flattaient de vous voir dé-« pouillés de vos possessions dans les mers de l’O-« rient. Chargés par vous de reconnaître l’état de « cette colonie et d’en assurer la tranquillité ulté-n rieure, nous avons à vous rendre compte des me-« sures qui nous ont paru indispensables. Les re-« belles n’ont plus de chefs ; des exemples terribles « ont été faits pour effrayer ceux qui voudraient le « devenir. Les châteaux qui leur servaient de re-« traite, les villes de Lasithe et d’Anapolis, tous les « forts enfin que nous n’avons pas jugé convenable « d’occuper, ont été rasés ; les habitants en ont été « transportés ailleurs; le pays qui les environne doit meurera inculte ; il est défendu, sous peine de la « vie, même d’en approcher. Tous les règlements « qui pouvaient entretenir l’orgueil ou l’esprit d'in-« dépendance des colons, ont été abrogés. Les indi-« gènes n’auront plus aucune part à l'administrait tion ni aux magistratures, et leur obéissance vous « sera garantie par la surveillance qu’exerceront sur « eux vos fidèles mandataires. « Cette pacification, si on peut appeler de ce nom la soumission qui suit une pareille guerre et de telles vengeances, termina le règne de Marc