130 HISTOIRE DE VENISE. plantés, en 1420, par des sages préposés à l’administration des provinces, qu’on appela depuis sages de terre-ferme; et enfin on admit dans le conseil, pour y acquérir la connaissance des affaires, de jeunes nobles à qui on donna le titre de sages des ordres, nom dont on ne connaît pas l’origine. Ainsi l’action du gouvernement était concentrée dans la seigneurie, c’est-à-dire dans le doge, assisté de ses six conseillers et des trois chefs de la quarante criminelle. C’était là ce qui formait le conseil, cl ce conseil prenait le nom de collège, lorsqu’il se renforçait des six sages-grands, des cinq sages de terre-ferrne et des sages des ordres, pareillement au nombre de cinq, l’eu à peu les affaires politiques devinrent l’apanage exclusif des sages-grands, et les détails d’exécution, c’est-à-dire les ministères, furent laissés aux sages de terre-ferme. XXIII. On donna pour successeur à Dándolo Marin Falier, de l’une des plus anciennes maisons de Venise, qui avait déjà donné deux doges à la république, Vital Falier en 1082, et Ordelafe mort en combattant contre les Hongrois, en 1117. Après avoir occupé les principales dignités de la république, Marin Falier, déjà presque octogénaire, se trouvait en ambassade à Rome lorsqu’il apprit son élection. Le changement qui venait de s’opérer dans l’organisation du conseil ne portait aucune nouvelle atteinte à l’autorité personnelle du doge, déjà fort restreinte par des règlements antérieurs (1584). L’élévation de Falier sur le trône ducal paraissait terminer glorieusement une longue carrière. Venise ne devait pas s’attendre à voir son prince à la tète d’une conjuration. Nées ordinairement d’une ambition trompée, les conjurations sont dirigées contre les dépositaires du pouvoir, par ceux qui s’en voient exclus. Elles sont préparées par de longues haines, concertées entre des hommes qui ont des intérêts communs. On n’y trouve guère ni vieillards, parce qu’ils sont circonspects et timides, ni jeunes gens, parce qu’ils sont peu capables de dissimulation. (’.elle que j’ai à raconter s’écarta de tous ces caractères. Elle fut entreprise par un homme, qui, parvenu à la première dignité de sa patrie et à l’âge de quatre-vingts ans, n’avait rien à regretter dans le passé, rien à attendre de l’avenir; et ce vieillard était un doge ému par un sujet frivole, s’alliant, pour exterminer la noblesse, à des inconnus, au premier mécontent que le hasard lui avait présenté. Un autre doge, trente ans auparavant, s’était fait un point d’honneur d’arracher au peuple le peu de pouvoir qui lui restait. Celui-ci conspira avec des hommes de la dernière classe contre les citoyens éminents; maissansintérêt,sans plan, sans moyens: tant la passion est aveugle, imprévoyante dans scs entreprises. Les négociations qui suivirent le désastre de la flotte de Pisani avaient rempli les premiers moments de l’administration du nouveau doge, et il avait eu du moins la consolation de signer la trêve qui rendait le repos à sa patrie. XXIV. 11 donnait un bal le jeudi gras à l’occasion d’une solennité: un jeune patricien, nommé Michel Sténo, membre de la quarantie criminelle, s’y permit, auprès d’une des dames qui accompagnaient la dogaresse, quelques légèretés que la gaieté du bal et le mystère du masque rendaient peut-être excusables. Le doge, soit qu’il fût jaloux plus qu’il n’est permis de l’être à un vieillard, soit qu’il fût offensé de cet oubli du respect dû à sa cour, ordonna qu'on fit sortir l’insolent qui lui avait manqué. Falier était d’un caractère naturellement violent (1388). Le jeune homme, en se retirant, le cœur ulcéré de cet affront, passa par la salle du conseil et écrivit sur le siège du doge, ces mots injurieux pour la dogaresse et pour son époux : Marin Falier a une belle femme, mais elle n’est pas pour lui. Le lendemain cette affiche fut un grand sujet de scandale. On informa contre l’auteur, et on eut peu de peine à le découvrir. Sténo, arrêté, avoua sa faute avec une ingénuité qui ne désarma point le prince, ni surtout l’époux offensé. Falier s’oublia jusqu’à manifester un ressentiment qui ne convenait ni à sa gravité, ni à la supériorité de son rang, ni à son âge. Il ne demandait rien moins que de voir renvoyer cette affaire au conseil des Dix, comme un crime d’État; mais on jugea autrement de son importance; on eut égard à l’âge du coupable, aux circonstances qui atténuaient sa faute, et on le condamna à deux mois de prison que devait suivre un an d’exil. Une satisfaction si ménagée parut au doge une nouvelle injure. Il éclata en plaintes qui furent inutiles. Malheureusement le jour même il vit venir à son audience le chef des patrons de l’arsenal, qui, furieux et le visage ensanglanté, venait demander justice d’un patricien qui s’était oublié jusqu’à le frapper. « Comment veux tu que je te fasse justice, « lui répondit le doge, je ne puis pas l’obtenir pour « moi-même. Ah! dit le patron dans sa colère, il ne « tiendrait qu’à nous de punir ces insolents. » Le doge, loin de réprimander le plébéien qui se permettait une telle menace, le questionna à l’écart, lui témoigna de l’intérêt, de la bienveillance même, enfin l'encouragea à tel point, que cet homme, attroupant quelques-uns de ses matelots, se monlra dans les rues avec des armes, annonçant hautement la résolution de se venger du noble qui l’avait offensé.