316 HISTOIRE DE VENISE. est fort difficile de passer, sans baisser les yeux, sous l’arc de triomphe élevé pour un autre. Il est vrai que ces monuments ne pouvaient pas rappeler grand’choseà ce malheureux prince, dont l’éducation avait été tellement négligée qu’à quinze ans, et déjà parvenu au trône, il ne savait pas encore lire. Les fourbes ne se fient point aux traités; le pape, quoique déjà réconcilié avec le roi, s’était jeté dans le château Saint-Ange. Il fallut pointer le canon pour l’obliger à en sortir; les cardinaux ennemis d’Alexandre, et surtout Julien de la Rovère, sollicitaient le roi de faire déposer ce pontife, également scandaleux par scs mœurs et odieux parsa tyrannie. h Mais le roi était jeune et mal accompagné pour h conduire un si grand œuvre que réformer l’E-« glise (1). » Son ministre, l’évéque de Saint-Malo, ne voulant pas faire prononcer la déposition d’un pape qui lui avait promis la pourpre romaine, détermina son maître à ratifier le traité conclu avec Alexandre, et celui-ci revint au Vatican. Ce traité portait que les places de Civita-Vecchia, de Terra-cine et de Spolelte seraient remises au roi, pour les garder jusques après la conquête de Naples ; que le pape donnerait à Charles l’investi turc de ce royaume, et qu’enfin il lui livrerait Zizim, frère de l’empereur Bajazet. Il le livra en efTet, mais empoisonné : du moins la prompte mort de ce prince donna lieu à ce soupçon, et, comme dit Guichardin (2), la scélératesse d’Alexandre rend tout croyable. Lui seul avait intérêt à cette mort, elle l’acquittait également envers Bajazet et envers Charles. Il envoya le corps de Zizim au sultan et en reçut une grande récompense. Ce qui pourrait être encore une preuve contre lui, c’est le soin qu'il prit de faire tomber le soupçon de ce crime sur les Vénitiens; mais un historien ecclésiastique (5) fait à ce sujet cette réflexion : ii 11 serait injuste de faire tomber sur eux ce soup-« çon, tandis que Zizim était entre les mains d’un ii pape tel qu’Alexandre VI. » Après avoir traité le pape si militairement et envahi sa capitale, le roi ne fit point difficulté de lui rendre hommage et de lui jurer obéissance comme au chef de l’Église. Il se mit à genoux devant Alexandre, lui baisa les pieds et la main, prit place dans le consistoire au dessous du doyen des cardinaux, et, lorsque le pape officia pontificalement, le roi (1) Mémoires deCommines, liv. VII, chap. 12. (2) l.a natura pessima del pontefice faceva credibile in lui ijualunque iniquité. (Livre 2.) Le continualcui' de Fieuhy (Histoire ecclésiastique, liv. 118), dit que « l'opinion la plus commune ¿tait que le pape avait livré Zizim tout empoisonné, et que sa sainteté avait, pour cet effet, reçu de Bajazet une grande somme d’argent. » « On disoit que, quand le pape le livra au roi Charles, il étoit empoisonné. de France, sans épée et sans gardes, lui donna à laver. IX. Pendant que le roi séjournait à Rome, de grands changements s’opéraient dans le royaume de Naples. Le retour de l’armée avait découragé tout le monde, excepté les mécontents; des partis se formaient. Alphonse, qui avait régné avec dureté, et qui n’en avait pas moins été célébré par tous les poëtes illustres de son temps, crut prévenir la dissolution de sa puissance, en l’abdiquant en faveur de son fils, et devint aussitôt l’objet des satires de tous ces beaux-esprils, non moins inconstants que la fortune. Le nouveau roi, Ferdinand II, prit avec activité et résolution des mesures pour disputer aux Français l’entrée de ses Etats. Il munit scs places, il se porta lui-même dans une pusiLion bien choisie près de sa frontière; mais une sédition, qui éclata dans sa capitale, l’obligea d’y revenir précipitamment. Après avoir rétabli l’ordre, il accourait vers son camp, il trouva ses soldats débandés, scs généraux infidèles ; Capoue qui, à l’approche des Français, venait d’arborer le drapeau blanc, refusa de lui ouvrir ses portes; les gouverneurs de scs forteresses les rendirent lâchement; la capitale, soulevée une seconde fois, envoyait des députés au vainqueur. Ferdinand se jeta dans l’ile d’Ischia, et Charles entra dans Naples le 21 février 149a. Ce beau royaume ne lui avait coûté qu’un siège de quelques heures ; ce qui fit dire au pape que le roi de France avait traversé l’Italie, non pas l’épée, mais la craie à la main. X. L’inexpérience de ce jeune prince lui laissait ignorer qu’une invasion non disputée n’est pas une conquête, et qu’une conquête n’est pas un établissement. L’illusion dut s’accroître encore quand il entendit les cris de joie, d’enthousiasme, d’amour qui l’accueillirent à son entrée chez le peuple le plus mobile et le plus démonstratif peut-être de l’univers. On remarquait dans son cortège deux ambassadeurs vénitiens accrédités auprès du prince que Charles venait détrôner (1493). Les rues de Naples étaient tapissées, les places couvertes d’une immense population, les fenêtres remplies de femmes magnifiquement parées, qui jetaient sous les pas du roi des rameaux, des fleurs, et répandaient des parfums devant lui. Au milieu On avoit voulu se défaire de lui. de peur que le roi Charles ne s’en servit pour envahir une bonne partie des États des Turcs.»(Moktfaucom, Monuments de ta monarchie française, t. IV, p. 44.) L’historien turc, Saadud-din-Mehemcd Hassan (manuscrit de la Bibl. du Roi, n» 10528), dit positivement que le pape envoya à Zizim un barbier, qui lui fit la barbe avec un rasoir empoisonné. (3) L’abbé Laugieb, Histoire de Venise, liv. XXIX.