LIVRE XIX. Il était naturel que les Vénitiens contractassent quelque chose des usages des peuples qu’ils fréquentaient. L’esclavage existait d’ailleurs sous une autre dénomination et sous d’autres rapports dans presque toute l’Europe. Si les autres nations ne faisaient pas ce commerce, c’était parcequ’elles n’étaient pas commerçantes. L’avarice des Vénitiens, ou l’imitation des Orientaux, alla jusqu'à spéculer sur le prix que les esclaves pouvaient acquérir par la mutilation; il fallut que les lois réprimassent cette barbarie; et comme les hommes ne manquent jamais de passer de l’atrocité à l’absurdité, d’autres lois devinrent nécessaires pour défendre d’employer les esclaves à des maléfices. Les esclaves se vengèrent de leurs maîtres en les corrompant. Ils contribuèrent, au moins autant que la fréquentation des Orientaux, à introduire dans Venise celte dépravation de mœurs, qui fut constamment un des caractères distinctifs de cette capitale. Je reviens à l’objet spécial de ce livre. VIII. Ardents à saisir toutes les branches du commerce de l’Asie et dé l’Afrique, les Vénitiens n’étaient pas moins jaloux de transporter eux-mêmes tout ce qui pouvait se vendre ou s’acheter dans les marchés de l’Occident. Les discordes qui régnaient en Europe, la servitude des peuples et le mépris des nobles pour toute profession étrangère aux armes, laissaient un champ libre aux voyageurs vénitiens, qui ne trouvaient pour concurrents que les autres marchands venus de Toscane ou de Gènes. Mais les désordres de la guerre, l’imperfection de l'administration publique, l’indépendance et la tyrannie d.çs seigneurs, multipliaient les dangers sur les routes que le commerce avait à parcourir. C’était une précaution encore plus indispensable en Europe qu’en Asie de voyager par caravanes etavee des escortes. Les avanies y étaient encore plus fréquentes que chez les infidèles. Les seigneurs, noïi contents d’établir arbitrairement des péages sur leurs terres, couraient le pays pour rançonner et piller les riches voyageurs. 11 fallait à chaque pas se racheter de la cupidité de ceux dont le donjon gardait un défilé ; il fallait leur rendre agréable et profitable l’arrivée des caravanes. Ce fut l’origine de l’usage que les marchands vénitiens conservèrent longtemps, de conduire avec eux des troupes de musiciens, de charlatans, de baladins et d’animaux curieux, pour amuser les grossiers barons qui voulaient bien leur donner asile ou passage. Malgré la difficulté de parcourir des contrées encore barbares, ces infatigables voyageurs se montraient dans toutes les villes un peu considérables, depuis la source du Danube jusqu’à son embouchure, et sur toute la surface de l’Allemagne et de la France. Ils longeaient toute la côte de l’Europe que baigne l’Atlantique. On nomme deux navigateurs, les frères Zéno, qui, en 1390, visitèrent l’Islande et s’élevèrent près du pôle jusqu’au Groenland. Mais c’était surtout avec les villes maritimes et commerçantes que les Vénitiens avaient eu soin d’établir des rapports. Marseille, Aigues-Mortes, toutes les villes de la Catalogne, Anvers, l’Éclusc, Londres, étaient lices avec eux par des traités. Dans plusieurs de ces anciens traités il y avait une clause remarquable: c’était celle qui exemptait le doge de tous droits pour le commerce qu’il faisait personnellement. 11 faut bien se garder de croire que cette excmption fût accordée dans le temps où les doges, déchus de toute autorité personnelle, se trouvaient réduits à la représentation de la suprême magistrature; c’était à l’époque où les doges étaient de véritables princes, qu’ils faisaient le commerce pour leur propre compte. Ce qui est digne de quelque attention ici, ce n’est pas de voir le chef de l’État abuser de son crédit pour obtenir un privilège personnel, c’est de le voir exercer publiquement une profession pour laquelle les autres nations affectaient un si ridicule mépris. Ce ne fut qu’en 1381, que la république interdit le négoce à son premier magistrat, mais elle ne s’interdit pas de le choisir parmi les négociants. Elle exigea seulement qu’il liquidât ses affaires dans l’année de son élection. J’ai exposé sommairement quelles étaient les relations des Vénitiens en Asie, en Afrique et chez les principales nations de l’Europe. On ne s’étonnera pas qu’ils en eussent de plus intimes encore avec l’Italie ; il est vrai qu’ils y trouvaient quelques rivaux; cependant le commerce qu’ils faisaient chez leurs voisins était une source d’immenses bénéfices. On en a entendu le témoignage de la bouche même du doge Thomas Moncenigo. IX. Ce vaste commerce que les Vénitiens entretenaient avec les mahométans dans tout l’Orient éprouva une forte opposition de la part de la cour de Rome, qui ne tendait à rien moins qu’à se rendre maîtresse de cette source de richesse et de puissance. Le père Paul Sarpi rapporte avec beaucoup de clarté toute la suite de cette controverse, dans laquelle les intérêts mondains étaient mêlés avec les intérêts spirituels. La cour de Rome, à l’occasion des croisades, défendit à tous les chrétiens de porter aux infidèlesdes armes ou autres munitions de guorre.Les Vénitiens eurent bien de la peine à se soumettre à cette prohibition. Ce fut bien pis lorsqu’en 1307, le pape Clément V l’étcndit à tous les objets de commerce quelconques, et défendit, sous peine d’excommunication, d’avoir des relations avec les mahométans, par conséquent de leur porter aucunes marchandises. Comme il jugea que les censures spirituelles