276 HISTOIRE DE VENISE. die. Les revenus de Venise à cette même époque, c’est-à-dire à la fin du quinzième siècle, ne s’élevaient qu’à onze millions, valeur actuelle. Les mêmes pays rendent aujourd’hui bien davantage : c’est l’effet des progrès du génie fiscal et de la distribution moins inégale des richesses. Le fait est qu’alors, dans l’État vénitien, les impôts étaient fort modérés. On voit que le gouvernement ne s’attachait pas à tirer beaucoup d’argent des provinces. L’impôt sur les terres était presque inconnu, parce que les possesseurs des terres étaient puissants. D’ailleurs il est de la nature des gouvernements modérés de faire porter l'impôt sur les marchandises. « L’impôt par tête est plus naturel à la servitude; l’impôt sur les marchandises est plus naturel à la liberté, parce qu’il se rapporte d’une manière moins directe à la personne (1). » A l’époque de cette histoire où nous sommes parvenus, la république vénitienne était sans contredit l’État le plus puissant de toute l’Italie. Elle possédait, dans la Péninsule, un moins vaste territoire que le roi de Naples ; mais elle avait d’immenses colonies, et, par conséquent, des richesses et une marine bien supérieures à celles de Ferdinand d’Arragon. Le pape n’avait qu’un État peu considérable, et son trésor l’était encore moins, malgré les tributs que lui payait toute la chrétienté. XIV. Le duc de Milan avait réuni encore une fois la Ligurie à la Lombardie; mais Gênes était déchue de son ancienne splendeur, et la puissance fondée par François Sforce avait dégénéré dans la main de ses héritiers (1495). Son fils, prince dissolu, avait régné assez tranquillement, grâce à la confédération fondée par son père. En mourant, il laissa un fils mineur, une veuve faible, et un frère ambitieux. Ce frère, qui se nommait Louis, commença par disputer la régence, et finit par s’emparer du trône. Sur le point de consommer son usurpation, il jugea nécessaire de s’assurer des protecteurs, et il crut en trouver d’abord dans Laurent de Médicis, surnommé le Magnifique, et même dans le roi de Naples, Ferdinand, quoique celui-ci fut beau-père du jeune duc de Milan qu’il s’agissait de détrôner. Mais, se méfiant bientôt de l’un et de l’autre, il se tourna du côté du pape et des Vénitiens. La seigneurie avait un grand intérêt à ne pas laisser le roi de Naples acquérir de l’influence dans les affaires de la Lombardie, soit comme allié de celui qui voulait s’emparer de la couronne , soit comme protecteur de l’héritier légitime. Cette considération la détermina à se déclarer elle-même en faveur de Louis Sforce. (1) Esprit des lois, 1. xm,ch.xiv. Si l’usurpation pouvait devenir moins odieuse par l’assentiment des autorités les plus respectables, Louis Sforce aurait pu se croire juste possesseur du trône, en se voyant appuyé par les Vénitiens, allié du pape et reconnu par l’empereur, qui ne lit pas difficulté de lui donner l’investiture du duché; mais on verra que toutes ces protections ne le rassurèrent pas assez pour qu’il laissât vivre l’héritier légitime. Le traité d’union entre le duc de Milan , le pape et les Vénitiens, fut signé à Rome, le 22 avril 1495. Les parties formèrent une ligue offensive et défensive, pour vingt-cinq ans^ Le pape s’engageait à entretenir de trois à quatre mille chevaux, et deux ou trois mille hommes d’infanterie. Chacune des deux autres puissances devait en fournir le double. C’était une armée de vingt-cinq à trente mille hommes ; aucune des parties ne pouvait former une alliance avec un État d’Italie, sans le consentement des deux autres confédérés, ni, en cas de guerre, conclure une paix séparée. XV. Le pape qui signa cette ligue était Alexandre VI, l’un des pontifes les plus scandaleux qui aient déshonoré la tiare, et l’un des politiques les plus tortueux qui aient troublé le monde. A peine se fut-il allié avec les Vénitiens et le duc de Milan, qu’il sentit qu’en inspirant de vives inquiétudes au roi de Naples, il s’en était fait un ennemi irréconciliable. L’appui de ses confédérés ne le rassurait pas. Louis Sforce était encore mal affermi sur le trône, cl la politique des Vénitiens avait toujours été trop indépendante pour qu’il fût sage de compter sur eux. Le duc de Milan jugeait aussi qu’il était nécessaire à sa sûreté de susciter au roi Ferdinand des embarras, qui ne lui permissent pas de s’occuper des affaires de la Lombardie. Dans cette vue, Louis Sforce, le duc de Ferrare, un des Médicis et le pape, dit-on, conçurent le projet le plus insensé dont des princes italiens pussent s’aviser, celui d’attirer les Français en Italie; tant les passions injustes conseillent mal. Plusieurs historiens affirment qu’A-lexandre VI intervint dans les sollicitations qui furent adressées au roi de France pour attaquer le roi de Naples. Quelques autres ne nomment que Louis Sforce. Pour celui-ci, on ne peut révoquer en doute qu’il n’ait fait cette démarche : on nomme le ministre qu’il chargea de cette négociation : ce fut le comte Belgiojoso, qui d’abord fit un voyage secret, pour cet objet, à la cour de France, et qui y retourna ensuite à la tète d’une ambassade. Ces princes se gardèrent bien de communiquer ce projet à leurs alliés les Vénitiens. Ils négocièrent secrètement auprès de Charles VIII, alors roi de France, et ne trouvèrent dans cette cour que trop