LIVRE XVI. 11 n’y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n’aurait pas démenti une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait ni l’impunité, ni môme l’indulgence. La mort tragique de l’un de ses prédécesseurs l’en avertissait, et il n’avait que trop d’exemples domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de la république. Cependant Jacques Loredan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir à venger les pertes de sa famille. Dans ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les patriciens), il avait inscrit, de sa propre main, le doge au nombre de ses débiteurs, avec cette formule '.François Foscari, pour la mort de mon père et de mon oncle. De l’autre côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y faire mention du paiement de celte dette; et en effet, après la perte du doge, il écrivit sur son registre, il me l’a payée, F ha pagata. Jacques Loredan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour accomplir la vengeance qu’il méditait. XIX. Le doge, en sortant de la terrible épreuve qu’il venait de subir, pendant le procès de son fils, s’était retiré au fond de son palais; incapable de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse, il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si malheureux, déplut aux décemvirs,qui voulurent y voir un murmure contre leurs arrêts. Loredan commença par se plaindre devant scs collègues du tort que les infirmités du doge et son absence des conseils apportaient à l’expédition des affaires ; il finit par hasarder et réussit à faire agréer la proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise avait pour prince un homme dans la caducité ; l’usage et les lois y avaient pourvu : dans ces circonstances le doge était suppléé par le plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de Foscari. Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on «’en énonçait pas l’objet, et que le grand-conseil était loin de le soupçonner, il se trouva que Marc F’oscari, frère du doge, leur fut donné pour l’un des adjoints. A lieu de l'admettre à la délibération, ou de réclamer contre ce choix, on enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne jamais parler de cette exclusion qu’il éprouvait, en lui déclarant qu’il y allait de sa vie; ce qui n’empêcha pas qu’on n’inscrivit son nom au bas du décret, comme s’il y eût pris part. Quand on en vint à la délibération, Loredan la provoqua en ces termes: « Si l’utilité publique doit « imposer silence à tous les intérêts privés, je ne « doute pas que nous ne prenions aujourd’hui une « mesure que la patrie réclame et que nous lui de-« vons. Les Etats ne peuvent se maintenir dans un « ordre de choses immuable: vous n’avez qu’à voir il comme le nôtre est changé, et comme il le serait « davantage, s’il n’y avait une autorité assez ferme « pour y porter remède. J’ai honte de vous faire retí marquer la confusion qui règne dans les conseils, « le désordre des délibérations, l’encombrement des « affaires, et la légèreté avec laquelle les plus iin-« portantes sont décidées; la licence de notre jeu-« nesse, le peu d’assiduité des magistrats, l’intro-■I duction de nouveautés dangereuses. Quel est l’effet « de ces désordres? de compromettre notre consi-« dération. Quelle en est la cause? l’absence d’un « chef capable de modérer les uns, de diriger les « autres, de donner l’exemple à tous, et de mainle-« nir la force des lois. « Ouest le temps où nos décrets étaient aussitôt « exécutés que rendus?où François Carrare se trou-« vait investi dans Padoue, avant de pouvoir être ■i seulement informé que nous voulions lui faire la « guerre? Nous avons vu tout le contraire dans les « dernières campagnes contre le duc de Milan. Mal-« heureuse la république qui est sans chef! « Je ne vous rappelle pas tous ces inconvénients et « leurs suites déplorables, pour vous affliger, pour « vous effrayer, mais pour vous faire souvenir que « vous êtes les conservateurs de cet État, fondé par « vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs h travaux, à leurs institutions. Ici, le mal indique le « remède. Nous n’avons point de chef; il nous en « faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous « avons donc le droit de juger son mérite quand il « s’agit de l’élire, et son incapacité quand elle se « manifeste. J’ajouterai que le peuple, encore bien « qu’il n’ait pas le droit de prononcer sur les ac-« lions de ses maîtres, apprendra ce changement h avec transport. C’est la Providence, je n’en doute « pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, « pour vous avertir que la république réclame cette «résolution, el que le sort de l'État est en vos u mains. » Ce discours n’éprouva que de timides contradictions; cependant la délibération dura huit jours. L’assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre de l’approbation universelle que l’orateur voulait le lui faire croire, désirait que le doge donnât lui-même sa démission. Il l’avait déjà proposée deux fois, et on n’avait pas voulu l’accepter. Aucune loi ne portait que le prince fut révoca-