LIVRE VIII. 121 V. L’ambilion de la Scala donna dans ce piège ; il fit construire un fort vers l’extrémitc de son territoire, à Bovolenta : les travaux pour la fabrication du sel furent commencés, et une chaîne fut tendue sur le Pô, à Ostilia, où l’on exigea un péage sur tous les bâtiments qui remontaient le fleuve (1554). Aussitôt les Vénitiens, déterminés à soutenir un privilège dont ils jouissaient depuis plusieurs siècles, se préparèrent à la guerre. Ils formèrent une ligue de la plupart des Étals de l’Italie septentrionale, qui avaient vu l’agrandissement de la Scala avec inquiétude ou jalousie. L’armée de la république était, disait-on, de trente mille hommes, dont un tiers d’étrangers. Un historien rapporte qu’à cette occasion on fit un dénombrement des hommes de vingt à soixante ans, et qu’il s’en trouva quarante mille; ce qui supposerait une population de cent cinquante-sept mille ames dans Venise et dans les Iles environnantes, comprises sans doute dans cedénombrement. La guerre, entreprise avec animosité, fut poussée avec vigueur. Dès la fin de la première campagne, le roi de Bohême entra dans la coalition. La Scala, si vivement pressé de tous côtés, trahi de Carrare, qui fit ouvrir aux Vénitiens les portes de l’adoue, perdit successivement ses principales places, et réduit, après quatre campagnes malheureuses, à la dernière extrémité, fut obligé de signer un traité dont la république dicta les conditions. VI. Venise, protectrice du nord de l’Italie, devint un centre de négociations, où l’on vit à la fois plus de soixante ministres de divers États solliciter la bienveillance du gouvernement, pour être traités favorablement dans le partage de la dépouille du seigneur de Vérone. Les Vénitiens tracèrent à chacun la limite de ses prétentions, signèrent le traité seuls, le 18 décembre 1538, et le communiquèrent ensuite à leurs confédérés. Ils firent raser le fort élevé dans les lagunes, retinrent pour eux-mêmes Trévise et Bassano, assignèrent aux Florentins quatre villes de l’état de Lucques : Feltre et Bellune, à Jean, fils du roi de Bohème; Parme, aux seigneurs de Rozzi; Brcscia et Pergame, aux Visconti, seigneurs de Milan, et établirent Carrare dans la seigneurie de I’adouc, en lui disant : « N'oubliez jamais que cette ville est, pour la seconde fois, redevable de sa délivrance à la république, et que vous la tenez de sa générosité. » Ce fut le premier établissement des Vénitiens dans le continent qui avoisinait leurs îles. Jusque-là, ils •>e paraissaient pas avoir songé sérieusement à acquérir des possessions dans ce qu’ils appelaient la tcrrc-fermc, si ce n’est, peut-être, pendant l’occu- pation si malheureuse de Fcrrare. Cette conquête du Trévisan produisit une révolution dans leur système politique, ouvrit une nouvelle carrière à leur ambition, leur occasionna deux centsans de guerre, et mit plusieurs fois la république en péril. Il y avait neuf cents ans que Venise llorissait à deux lieues de la côte d’Italie, qu’elle était puissante et en possession d’un gouvernement organisé, et elle n’avait pas encore porté scs vues ambitieuses sur le continent voisin. La terre n’était pas l’élément des Vénitiens; ils trouvaient ailleurs l'emploi de leur activité. Dans cette guerre, la république confia son armée à un étranger, Pierre de Rozzi, ancien seigneur de Parme. C'est un système qu’elle suivit constamment depuis. On plaçait auprès du général deux nobles pour le surveiller. Quelque inconvénient qui put résulter de la nature de ces choix, de la méfiance qui les accompagnait, de la mésintelligence inévitable entre le général et les provéditeurs, on ne redoutait rien tant que de voir un patricien acquérir celle influence que donne le commandement des armées. C’est un inconvénient inhérent au gouvernement aristocratique. Les hommes ne peuvent y développer toutes les facultés qu’ils ont reçues de la nature; les uns, parce que la constitution les condamne à n’ètre rien; les autres, parce qu’on ne leur permet pas de montrer tout ce qu’ils valent. Chez un gouvernement ombrageux, le talent est toujours suspect. Cette même guerre me donne occasion de faire remarquer une innovation d’une autre espèce. Le prince de Vérone, en se réconciliant avec Venise, demanda à être inscrit sur le registre des nobles de cette république , qui venait de le dépouiller; c’est le second exemple de l’admission d’un étranger parmi les nobles vénitiens. La maison de Carrare obtint le même honneur quelques années après. Nous verrons dans la suite le livre d’or s’honorer du nom des plus grands princes de l’Europe. Je ne me suis point arrêté aux détails des opérations militaires de ces quatre campagnes; on dit que Pierre de Kozzi y montra beaucoup d’habileté. Il y eut peu d’événements importants. Ce fut une guerre de positions, dont le récit, pour être utile, devrait être fait avec une étendue que le plan de cet ouvrage ne comporte pas. Ces détails appartiendraient moins à l’histoire de Venise qu’à l’histoire de l’art militaire. Je me propose aussi de ne raconter que sommairement les moyens par lesquels la république devint maîtresse de plusieurs provinces dans le continent de l’Italie. On devine que du moment où Venise convoita ces provinces, elle prit part à toutes les querelles des petits Étals, y sema la division, pro-