LIVRE XIX. 299 mûriers ; de sorte que scs étoffes n’auraient pu soutenir la concurrence avec celles des Grecs et de Pa-lerme, ni pour la qualité, ni pour le prix. Le partage de l’empire grec, au commencement du xme siècle, fournit l’occasion d’aplanir une partie de ces obstacles : la république se trouva maîtresse de plusieurs places dans la Morée, elle commença par attirer des ouvriers des manufactures de Thèbes, d’Athènes et de Corinthe. Peu de temps après, elle devint la protectrice des seigneurs qui avaient obtenu des principautés dans son voisinage, et notamment de Geoffroy de Villehardouin, qui avait été revêtu du titre de prince d’Achaïe. Pour prix de cette protection, elle se fit céder le privilège d’extraire des soies du pays; et dès lors, ayant la matière première et les ouvriers, les Vénitiens transportèrent ce genre d’industrie dans leur capitale, où bientôt des fugitifs de Lucques vinrent perfectionner les métiers. On raconte que trente et une familles, chassées de cette ville par des discordes intestines, vinrent chercher un asile à Venise vers l’an 1510. C’était une émigration d’environ trois cents ouvriers; ils y trouvèrent un accueil favorable, des encouragements, le droit de citadinance, un quartier qu’on leur assigna pour leurs ateliers, enfin une nouvelle patrie. Et ils s’y attachèrent si sincèrement qu’une soixantaine d’années après cette adoption, deux de ces familles, celle de Garzoni et celle de Paruta, méritèrent d’ètre élevées au patricial, par leur dévouement à la république. Cette sage conduite attira dans celte capitale un grand nombre d’étrangers industrieux. Quelque temps après, la fabrique des soieries produisait aux Vénitiens un bénéfice annuel de cinq cent mille ducats. En perfectionnant les métiers des Grecs et des Lucquois, ils ajoutèrent à ces tissus l’or et l’argent, qu’ils parvinrent à filer. On voit avec quel soin le gouvernement de Venise attirait les ouvriers étrangers. Veut-on avoir une idée de ses moyens pour empêcher l’industrie de passerchez les autres nations?qu’on lise l’article 2G des statuts de l’inquisition d’État. 11 Si quelque ouvrier ou artiste transporte son art " en pays étranger, au détriment de la république, « il lui sera envoyé l’ordre de revenir; s’il n’obéit 11 pas, on mettra en prison les personnes qui lui ap-11 partiennent de plus près, afin de le déterminer à 11 l’obéissance par l’intérêt qu’il leur porte; s’il re-11 vient, le passé lui sera pardonné, et on lui pro-“ curera un établissement à Venise; si malgré l’em-“ prisonnement de ses parents, il s’obslincà vouloir " demeurer chez l’étranger, on chargera quelque 11 émissaire de le tuer, et après sa mort scs parents " seront mis en liberté. » C’était beaucoup de s’être approprié les manufactures de soie, il restait à s’emparer du commerce exclusif de leurs produits. La législation et la politique tendirent de concert à ce but. D’abord l’usage des soieries fut interdit aux nationaux, ce qui était nécessaire pour rendre cette manufacture de luxe réellement profitable à l’Etal ; mais en même temps les étoffes de soie devinrent la marque distinctive des nobles et des principaux magistrats de la république, ce qui recommandait ces étoffes à la vanité des étrangers. On pourvut par de sages règlements à la bonté de la fabrication : dès l’année 1172, un tribunal avait été créé pour la police des arts et métiers ; la qualité et la quantité des matières furent soigneusement déterminées : la sagacité des Vénitiens leur fit apercevoir de loin le principe de la division du travail; il fut ordonné aux ouvriers de ne s’attacher qu’à une espèce d’ouvrage; enfin l’acquisition des colonies procura des soies de toutes sortes de qualités, les Génois furent vaincus, et les Vénitiens devinrent maîtres de cette branche de commerce, parce qu’ils étaient à la fois les plus habiles, les plus économes, et les plus forts. Les fabriques de draps (pour lesquelles ils liraient, comme on l’a vu, les laines de l’Espagne et de l’Angleterre) fournissaient à la consommation de tous les Levantins. Les matières premières de cette sorte de manufactures étaient exemptes de tous droits d’entrée, cl scs produits de tous droits de sortie. Le commerce et la fabrique des toiles étaient un objet encore plus important, parce que la matière première, le lin, était plus à la portée des Vénitiens. Indépendamment de ce qu’ils en exportaient beaucoup de l’Égypte et de la mer Noire, la Lom-bardie leur en fournissait en abondance. La fabrication des tissus de colon était connue à Venise, dès ic commencement du xiv° siècle. Les Vénitiens n’excellaient pas moins dans l’art de la teinture ; ils avaient des laboratoires pour préparer l’alun, le borax, le cinabre. Ce fut à Venise que parut, en 1429, le premier recueil des procédés employés dans les teintures, sous le nom de Mariagola detl’ arle dei Tenlori. 11 s’en fil, en 1310, une seconde édition fort augmentée. Un certain Giovan Ventura Roselti forma le projet de donner plus d’étendue et d’ulilité à celle description ; il voyagea dans les différentes parties de l’Italie et des pays voisins, où les arts avaient commencé à renaître, pour s’informer des procédés qu’on y suivait, et il donna souslenom de Pliclho un recueil, qui, selon Bischoff, est le premier où l’on ail rapproché les différents procédés, et qui doit èlre regardé comme le premier mobile de la perfection à laquelle a été porté depuis l’arl île la teinture.