LIVRE XVII. Le roi élant incapable de gouverner, le parti des mécontents sc déclara contre la reine,qui fut forcée de céder l’administration à son gendre, Jean de Portugal. Le poison la délivra bientôt de ce gendre, qui l’avait dépouillée de l’autorité. Mais il n’était pas le seul objet de scs inquiétudes. Le roi avait un (ils naturel, qui s’appelait Jacques, et à cette époque les exemples étaient fréquents de bâtards réclamant les droits des héritiers légitimes. La reine, pour faire cesser les prétentions de celui-ci, l'avait fait nommer archevêque de Nicosie, la métropole de l’île; mais la mitre ne pouvait satisfaire l’ambition de ce jeune homme, qui voyait la couronne de si près. XII. A celte époque se trouvait à la cour deChypre un patricien de Venise nommé André Cornaro, opulent, homme de plaisir, que quelques aventures de jeunesse avaient fait bannir de sa patrie. 11 élail venu passer en Chypre le temps de son exil, parce que sa famille y avait de grands biens et y jouissait d’une immense considération. Un de scs ancêtres avait été assez heureux pour prêter une somme considérable à un des rois de la maison de Lusignan, et en avait reçu la permission d’accoler les armes du royaume aux siennes. André Cornaro s’était lié avec le prince Jacques, destiné sans vocation à l’état ecclésiastique, et était devenu le confident de ses regrets et de scs plaisirs. Loin de combattre, par ses conseils, l’ambition de ce jeune homme, il l’avait encouragé et l’avait affermi dans la résolution de faire valoir ses prétendus droits au trône. Un jour, devant le prince, il laissa voir, comme par hasard, le portrait d’une nièce fort belle qu’il avait à Venise. Le jeune homme, condamné au célibat, s’enflamma à cette vue. Cornaro ne négligea rien pour piquer la curiosité du prince. Le mystère qu’il mit à ses confidences fit croire d’abord à Jacques que cette belle femme était la maîtresse de son heureux ami, et la jalousie vint irriter une passion naissante. Ensuite il apprit avec joie qu’elle se nommait Catherine Cornaro, et qu’elle était la fille d’un frère d’André. Mais ce changement dans l’état de la personne ne promettait rien de favorable à son amour. Il n’y avait pas moyen d’en faire sa maîtresse, et comment espérer qu’elle pût devenir sa femme ? Archevêque , il ne pouvait pas se marier ; roi, il ne pouvait épouser la fille d’un particulier. Cornaro lui fit entrevoir qu’il y aurait quelque moyen de lever cette dernière difficulté, et lui raconta qu’it n’était pas sans exemple que des princes destinés à régner eussent épousé des filles de patriciens de Venise. Une fille de la maison Morosini, maison à laquelle celle de Cornaro ne cédait en rien, s’était assise sur le trône de Hongrie. La répu- 203 blique l’avait adoptée et dotée richement ; le roi avait tiré d’immenses avantages de cette alliance. 11 n’était pas impossible quele même moyen rendit sortable l’alliance projetée; mais pour en hasarder la proposition, il fallait commencer par être roi, et il était aisé de sentir de quelle importance pouvait être l’appui de la république, pour se maintenir sur un trône enlevé à un compétiteur. Ces insinuations avaient exalté l’imagination de l’archevêque, au point qu’il montra bientôt une extrême impatience de régner, et qu’il paraissait non-seulement contester les droits de sa sœur, mais même oublier ceux de son père. La reine, jugeant qu’il n’attendrait peut-être pas la mort du roi pour déclarer hautement ses prétentions, voulut le prévenir, en se hâtant de prendre des mesures contre lui. Il en fut averti, et se cacha dans la maison du baile de Venise, qui lui procura les moyens de s’embarquer et de passer à Rhodes. L’asile donné à un fils du roi, à un rebelle, par un ministre étranger accrédité à cette cour, était une témérité trop manifeste, pour qu’on puisse n’y voir aujourd’hui qu’une imprudence de ce résident. Ce n’est point hasarder une conjecture, que de reconnaître, dans cet oubli de la circonspection diplomatique, la protection que les Vénitiens voulaient accorder au jeune prince, ou au moins le soin qu’ils prenaient d’entretenir des divisions à la cour de Lusignan. L’historien Sandi déclare formellement que les soins du ministre vénitien procurèrent la réconciliation du fils avec le père , lorsque la mort de la reine permit au roi d’avoir une volonté, et que cette réconciliation fut si sincère, que le roi avait permis à Jacques de renoncer à l’épiscopat, de quitter l’habit ecclésiastique, et se proposait même de lui résigner la couronne. On voit ici tout le soin que les historiens vénitiens prennent de justifier l’usurpation de Jacques. Jacques, par sa fuite seule, se déclarait pour toujours le compétiteur de sa sœur Charlotte, veuve de Jean de Portugal et fille légitime du roi. Pour donner un appui à cette jeune veuve, on arrêta son mariage avec Louis, second fils du duc de Savoie. Le roi mourutbientôtaprès,empoisonné,à cequ’on croit. Le mariage n’avait pas encore été célébré ; le prince arriva, épousa la princesse, et fut reconnu roi de Chypre. Jacques courut implorer l’appui du Soudan d’É-gypte, lui représenta que c’était faire injure au seigneur suzerain que de disposer sans son aveu d’une couronne qui relevait de lui ; qu’il ne pouvait pas y avoir de roi légitime en Chypre, tant qu’il n’y avait pas d’investiture;qu’il lui appartenait à lui,Soudan,