LIVRE XIX. 281 Croatie tiraient de leurs mines. Elle força un roi de Hongrie à fermer les siennes. Les peuples riverains de l’Adriatique ne purent pas y faire naviguer leur sel; les habitants de l’Italie supérieure ne purent pas en consommer d’autre que celui de Venise, Pour tout sujet de la république, l’achat du sel étranger était puni comme un crime. On rasait la maison du délinquant, et on le bannissait à perpétuité. Mais en même temps que Venise faisait ce monopole, elle s’en assurait la conservation, en fournissant à tous ces peuples, devenus ses tributaires, du sel excellent et à très-bas prix. La vente s’en faisait par des compagnies, qui se chargeaient d’en approvisionner chacune tel ou tel pays. 11 est incroyable combien de trésors cette seulebranchcdecommerce a procuré aux Vénitiens pendant quatorze siècles. Ces privilèges leur coûtèrent du sang; mais la défense de ces prétentions, et les guerres qu’ils eurent à soutenir contre les corsaires et contre des voisins jaloux, les mirent dans la nécessité de se former une marine militaire. Après quelques siècles d’efforts, on vit le pavillon de Saint-Marc se déployer fièrement sur toute la Méditerranée, les flottes vénitiennes faire des conquêtes, la république fonder de riches colonies, étendre sa navigation et son commerce dans toutes les mers alors connues, et s’arroger la souveraineté du golfe Adriatique. Les guerres continuelles qui divisaient les autres peuples, leur grossière ignorance, leur éloignement presque général pour le commerce et la navigation, furent autant de circonstances favorables, qui donnèrent à la république le temps d’établir solidement la puissance de sa marine et la prospérité de son industrie. Devenue, après la chute de l’empire d’Orient, maîtresse de presque tous les points maritimes de cet empire, elle eut un avantage immense dans tous les marchés du Levant : ses négociants y jouissaient de tous les privilèges attachés à l’indigénat; et dans tous les ports ses vaisseaux trouvaient, non-seulement un asile gratuit, mais encore une protection spéciale. III. Pendant huit siècles, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où les Vénitiens voulurent devenir conquérants sur la terre-ferme de l’Italie, la législation, la politique» eurent pour objet principal la prospérité du commerce. Privilèges chez l’étranger, sûreté chez eux, facilités pour le déplacement des hommes, des choses et des capitaux, établissement des banques, perfectionnement des monnaies, encouragements à l’industrie manufacturière, police vigilante sans être incommode, tolérance religieuse peu connue chez les autres nations, tout concourait à faire d’un Vénitien commerçant, et ils l’étaient tous, l’homme de l’univers qui avait le plus libre emploi de scs facultés pour augmenter son bien-être. Si à ces avantages on ajoute la possibilité d’acquérir les droits de citoyen, et si on considère que la participation à la souveraineté était attachée à ce litre, on concevra quelle affluence d’étrangers devait augmenter la population de Venise et accroître sa prospérité, en lui portant des capitaux cl une nouvelle industrie. On concevra combien les citoyens de ccl Etal devaient être attachés à leur patrie, et quelles devaient être la force et les ressources de ce gouvernement. On sentira en même temps que celte république dut perdre, sous tous ces rapports, quand elle adopla, ou plutôt quand elle subit le gouvernement aristocratique. On a dit que la portion de ses citoyens qui s’était arrogé toute l’autorité, avait voulu dédommager l’autre, en lui abandonnant les avantages qui résultent de la profession du commerce. On a fait honneur de cette marque de désintéressement à la modération de la classe aristocratique, c’est une erreur de fait; il est constant que, malgré la loi qui le leur défendait, les nobles continuèrent d’être négociants jusqu’à l’époque où la république était déjà déchue de sa puissance cl le commerce de sa splendeur. J’cn ai cité quelques exemples, et on en trouve à chaque pas dans les historiens. Si ensuite on réfléchit sur l’influence que l’habitude du travail, l’émulation, la richesse, les voyages, la fréquentation des étrangers, ont nécessairement sur les mœurs d’un peuple, et sur le développement de toutes les facultés'intellectuelles, on devinera que les Vénitiens devaient être une nation déjà polie, lorsque d’autres peuples, que la nature ne semblait pas avoir placés dans un rang inférieur, n’étaient encore que barbares; et l’on ne s’étonnera pas de lire dans l’histoire de Charlemagne, que les seigneurs qui composaient sa cour furent émerveillés de voir, à la foire de Pavie, les lapis précieux, les étoffes de soie, les tissus d’or, les perles et les pierreries que leur élalèrent les marchands vénitiens. Je ne doute pas que les hauts barons ne méprisaient beaucoup la profession de ces commerçants; mais il fallut bien qu’ils rabattissent un peu de leur fierté, lorsque Pépin fut battu par ces mêmes hommes, lorsque les rois de l’Europe se virent obligés de demander des vaisseaux aux Vénitiens, pour passer dans la Palestine, et lorsque les Baudouin, les Montmorency, les comtes de Champagne et de Montfort contractèrent alliance avec ces négociants, pour conquérir cl partager l’empire de Constantinople. Celte supériorité des Vénitiens sur les autres peu' [îles de l’Europe, j’en excepte les Toscans, que leur gloire littéraire place infiniment au dessus, se main-