172 HISTOIRE DE VENISE. eux pour détruire la puissance de Carrare. VI. Les Vénitiens avaient à choisir entre l’alliance du seigneur de Padoue cl celle du duc de Milan. II n’entrait dans leurs intérêts d’agrandir ni l’un ni l’autre ; mais ils se déterminèrent contre celui dont les États leur convenaient le mieux. Visconti possédait Milan et la principauté de Vérone; ces provinces, assez loin du rivage de l’Adriatique, n’étaient pas encore à la portée des Vénitiens, au lieu qu’en dépouillant Carrare on avait à partager la principauté de I’adouc et la marche Trévisane, qui bordent les lagunes. En conséquence un traité lut signé le 29 mars 1388, par lequel la dépouille de Carrare fut partagée entre la république et Galéas, à qui on promit Padoue, Feltre et Bcllune ; Venise se réserva la marche Trévisane, Cénéda, et les postes de Saint-Eletto et de Corano. 11 fut de plus stipulé que certains forts de la còte qui inquiétaient les Vénitiens seraient démolis, et que le nouveau possesseur de ces rivages ne pourrait y élever aucune fortification. Le contingent des Vénitiens dans cette guerre fut fixé à quinze cents hommes d’infanterie, mille archers à pied, trois cents archers à cheval, et cent hommes d’armes ; c’était bien peu, mais Visconti désirait bien moins la coopération de la république que son aveu pour les conquêtes qu’il projetait. 11 sentit cependant que sa réputation de mauvaise foi était trop bien établie, pour qu’il put se dispenser de donnera ses alliés quelque gage de sa fidélité. Dans cette vue, il demanda et obtint que Charles Zéno vint servir dans son armée, et lui confia le gouvernement de Milan. C’était une position assez singulière pour ce général de se voir appelé dans l'armée d’un prince étranger, et placé hors du théâtre de la guerre, de commander dans la capitale d’un allié suspect, et de ne s’y trouver entouré que des troupes de ce prince. VII. Les forces de Carrare n’étaient pas égales à celles de ses ennemis. Pressé par ses conseillers, qui attribuaient aux haines qu’il s’était attirées le danger dont son pays était menacé, il résigna la principauté de Padoue à son fils François, et alla s’enfermer dans Trévise, dont il s’était réservé la souveraineté, se bornant à défendre vigoureusement ses places, faute de troupes suffisantes pour tenir la campagne. Les hostilités commencèrent avec le mois de juillet. La petite armée des Vénitiens déboucha par Mestre dans la marche Trévi-sane, tandis que leur flottille, sous les ordres de Jacques Delfino, entrait dans la Brenta, et s’emparait de quelques châteaux. Les troupes du duc de Milan, beaucoup plus nombreuses, étaient commandées par Jacques Dal Verme, l’un des plus fameux capitaines de ce tcmps-là. Ce général com- mença par se porter rapidement sur Noale, qui est entre Padoue et Trévise, afin d’empêchcr toute communication de l’une de ces places à l’autre. Noale fut emportée après un siège de quelques jours, et l’armée milanaise alla sur-le-champ investir Padoue. Les sujets des Carrare leur étaient peu affectionnés, et soutenaient cette guerre avec beaucoup de répugnance. Carrare, le fils, se vit réduit à demander un sauf-conduit au général ennemi, et à lui ouvrir les portes de Padoue le 23 novembre. Après en avoir pris possession, les Milanais se hâtèrent d’arriver devant Trévise (1588). VIII. Il n’était pas douteux que la ville ne succombât au bout de quelques jours ; mais il s'agissait de savoir qui en prendrait possession. Jacques Dal Verme avait ordre d’y entrer au nom du duc de Milan. Les Vénitiens savaient que ce prince ne sc faisait point scrupule de retenir la part promise à ses alliés. Ils étaient aux portes, en nombre fort inférieur aux Milanais, mais déterminés à soutenir leurs droits. Dans la ville il y avait aussi deux intérêts divers. Le peuple, avant même que la place ne fût rendue, criait Vive Saint Marc! De son côté Carrare, au désespoir, renfermé dans la citadelle, où il se voyait presque assiégé par la multitude en fureur, était encore moins sensible à la perle de ses États qu’au chagrin de les voir passer sous la domination de la république. Voulant au moins se venger d'elle, il traita avec Jacques Dal Verme, et lui rendit la place, à condition qu’elle resterait, ainsi que toute la province, au duc de Milan. Ce général entra dans Trévise en faisant crier par scs soldats Vive Galéas Visconti, seigneur (le Milan et de Trévise! Le peuple, trompé dans son attente, répondit à ce cri par celui de Vive Saint Marc! Les Milanais menacèrent les mutins de les faire pendre. Ceux-ci coururent aux armes, formèrent des barricades dans les rues, et donnèrent le temps aux Vénitiens d’arriver. Les provéditeurs, Guillaume Querini et Jean Miani, se présentèrent, réclamèrent hautement les droits de la république, et le 15 décembre 1588 prirent possession en son nom de cette province, qui en avait été détachée pendant huit ans. La puissance de la maison de Carrare était détruite ; celle de la maison de la Scala l’avait été l’année auparavant. La république était délivrée d’un ennemi irréconciliable; mais elle voyait llotter sur le rivage de scs lagunes l’étendard de Visconti, et elle apprenait que ce prince, en recevant l’hommage des habitants de Padoue, leur avait annoncé que cinq ans ne se passeraient pas qu'il n’eût humilié les Vénitiens, leurs antiques rivaux. Je n’ai pas voulu interrompre le récit de ces événements pour rapporter quelques circonstances contemporaines.