HISTOIRE DE VENISE. quatre mille cinq cents chevaliers, ayant chacun •leux écuycrs, et à vingt mille hommes d’infanterie. Il s’agissait donc de transporter plus de trente mille hommes, et plusieurs milliers de chevaux (1201). C’était le sujet d’un marché plutôt que d’un traité; mais la république ne pouvait guère fournir un si grand nombre de vaisseaux sans devenir l’auxiliaire, l’alliée des croisés : ceux-ci, dans leur impatience d’accomplir leur vœu, ne se montrèrent point difficiles sur les conditions, on fut bienlôt d’accord. Cependant le gouvernement vénitien jugea nécessaire de soumettre ce traité à la sanction du peuple, n’osant [»as apparemment risquer, sans son aveu, une expédition lointaine, dont plus d’une expérience rendait le succès douteux. On assembla le peuple; on célébra l’office divin, et les seigneurs députés par les croisés de France parurent devant la foule immense qui remplissait l’église et la place de Saint-Marc. L’un d’eux, Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, qui a écrit l’histoire de cette expédition, harangua en ces termes : « Seigneurs, les « barons de France les plus hauts et les plus puis-« sants nous ont envoyés vers vous : ils vous crient « merci; qu’il vous prenne pitié de Jérusalem, qui ii est en servage des Turcs ; que pour Dieu vous « veuillez les accompagner, afin de venger la honte « de Jésus-Christ. Ils ont fait choix de vous, parce « qu’ils savent que nul n’est aussi puissant que vous « sur la mer. Ils nous ont commandé de nous jeter ii à vos pieds, de ne nous relever que lorsque vous « nous aurez octroyé notre demande, et que vous « aurez pris pitié de la Terre-Sainte d’outre-mer.» Alors lessix députés s’agenouillèrent en pleurant, et le doge et tous les autres s’écrièrent d’une commune voix, en levant leurs mains au ciel : « Nous l'octroyons, nous l’octroyons. » Le traité fut signé et juré le lendemain, et l’on convint que l’expédition se dirigerait d'abord sur l’Egypte. J-es Vénitiens prirent un délai d’unan, pour équiper les vaisseaux nécessaires. Ils s’engagèrent à fournir des vivres à l’armée pendant neuf mois. Le prix de ce service fut réglé à deux marcs d’argent par homme, et quatre par cheval, ce qui faisait quatre-vingt-cinq mille marcs d’argent, représentant environ quatre millions et demi delà monnaie actuelle, à une époque où leseticr de blé valait de cinq à six sols, le marc d'argent cinquante et quelques sols, et, par conséquent, quatre-vingt-cinq mille marcs d’argent, plus de neuf cent mille se-liers de blé. La république ne borna pas ses spéculations à ce marché : elle stipula que cinquante de scs galères seconderaient les opérations de l’armée, sous la condition que le butin et les conquêtes seraient partagés également entre les Vénitiens et les Français. IV. Après avoir juré l’observation de ce traité sur les saints évangiles, 011 voulut lui donner encore plus de solennité en le soumettant à l’appro-balion du pape. Innocent III, qui régnait alors, était bien éloigné de refuser cette approbation; mais, pour s’assurer encore davantage de l’exécution du plan qui venait d’être arrêté, il défendit expressément aux croisés d’employer leurs armes contre les chrétiens, et même dans le cas où ceux-ci opposeraient quelque obstacle au passage de l’armée, de les attaquer avant d’avoir pris les ordres du saint-siège. V. En signant l’engagement de payer 80,000 marcs d’argent, les députés des pèlerins avaient moins consulté leurs moyens que leur zèle. Les princes, les barons arrivèrent successivement; mais quelques-uns des principaux croisés étaient morts; notamment Thibaut, comte de Champagne. D’autres avaient renoncé à celte entreprise ; plusieurs avaient pris une autre direction; de sorte qu’il ne se trouvait pas au rendez-vous plus de la moitié des seigneurs qui, dans le principe, avaient promis de coopérer à cette expédition. Tous ensemble n'avaient pas la somme promise, et qui devait êlre payée d’avance. La cotisation des croisés n’en fournit guère que la moitié; les chefs engagèrent leur vaisselle, leurs effets les plus précieux, et malgré ces efforts, il s’en fallait encore de trente-quatre mille marcs qu’ils 11’eussent acquitté la somme stipulée. VI. Cependant les vaisseaux étaient prêts, les croisés impatients de partir, et les Vénitiens bien décidés à ne pas leur faire crédit. Convaincu de l’insuffisance de leurs ressources pécuniaires, le doge proposa aux barons d’obtenir un délai pour payer leur dette, en aidant la république à faire rentrer Zara sous son obéissance. C’était leur proposer une guerre contre le roi de Hongrie, à qui cette ville s’était donnée. Les ordres du pape s’y opposaient formellement; plusieurs croisés manifestèrent des scrupules ; le cardinal-légal, qui était alors à Venise, voulut s’opposera cette expédition; mais Dandolo représenta, avec fermeté, que le pape n’avait point le droit et ne pouvait avoir l'intention de protéger une ville rebelle : que si on n’était maître de Zara avant de commencer l’entreprise, les vaisseaux de celte ville ennemie pourraient intercepter les communications entre Venise et la Palestine; qu’enfin c’était la seule condition à laquelle la république pùt permettre le départ de sa flotte, et que, quant au cardinal, s’il voulait s’embarquer, il serait reçu sur les vaisseaux comme prédicateur de la croisade, mais non avec le caractère de légat.