LIVRE VIII. Les vainqueurs, après ce succès, devaient songer à se mettre en état de défense ; on fit beaucoup de travaux autour de la place. Des vaisseaux y vinrent de divers ports de la Méditerranée, amenant des renforts, apportant des munitions; et, pendant qu’on s’occupait à Smyrne de ces préparatifs, l’escadre du pape et celle de Venise allèrent ravager les côtes voisines, et désoler le commerce des Ottomans. X. A peine les croisés étaient-ils en possession de celte conquête, qu’ils virent se déployer autour de leurs remparts une armée conduite par Morbassan, l’un des lieutenants de l’émir d’Ionie. On ne peut guère concilier la prise de Smyrne par dix-neuf galères, avec ce que les historiens racontent de la puissance de ce prince. Selon les uns, cet émir était sorti de cette même ville, peu de temps avant l’attaque des chrétiens, sur une flotte de trois cents voiles et avec une armée de vingt-neuf mille hommes. D’autres assurent que Morbassan commandait une infanterie innombrable et trente mil le chevaux. Sûrement il y a beaucoup à rabattre de toutes ces exagérations; et il le faut bien, puisque les troupes turques se consumèrent, pendant trois mois, en efforts infructueux devant celte place. On dit même que l’émir, qui était venu pour les diriger en personne, fut tué dans un de ces combats (1343). Morbassan, soit qu’il eût besoin d’étendre son armée pour la faire subsister, soit qu’il jugeât ces vaillants assiégés capables d’une imprudence, ne laissa autour de la ville qu’un corps peu nombreux pour la bloquer, et retira la plus grande partie de son armée à quelque distance. Les croisés, jugeant l’occasion favorable pour faire lever entièrement le siège, firent, le 17 janvier 1345, une vigoureuse sortie, fondirent sur les lignes des Ottomans, tuèrent tout ce qui voulut tenir ferme, mirent le camp au pillage; et le légat, pour rendre grâces à Dieu de celte victoire, commença à célébrer la messe au milieu des lentes et sur les débris de l’armée des infidèles : mais il fallait que Morbassan fût bien peu éloigné, et que 1 imprudence des chrétiens fût extrême ; car, pendant le saint sacrifice, l’armée ollomane tout entière loraba sur les chrétiens et les enveloppa. Le patriarche, jetant ses habits pontificaux, prit le casque et l’épée : Zéno, Zacharie, Adolphe, rassemblant leurs soldats, Fleur de Beaujeu, à la lèle 'les chevaliers de Rhodes, se précipitèrent au milieu ‘les Turcs, sans espoir de se faire jour au travers de cette multitude, et tombèrent l’un après l’aulre percés de coups. A peine quelques-uns de ceux qui avaient pris part à cette brillante el funeste sorlic purent regagner leurs remparts, où celle perte répandit la consternation. XI. Cependant les restes de cette petite armée, privée de la plupart de ses généraux, ne songeaient point à se rendre. Ils se fortifièrent, demandèrent des secours en Europe, les attendirent, n’en reçurent que de très-insuffisants, et ce ne fut que deux ans après qu’ils entrèrent en négociation avec les Turcs ; encore ne le firent-ils que lorsqu’ils en eurent reçu la permission du pape. Le pape ne consentait point à une paix avec les infidèles, mais il approuva qu’on signât une trêve. Les Vénitiens eurent l’habileté de saisir cette occasion, pour conclure avec l’émir un traité de commerce plus avantageux pour eux que tout ce qu'ils auraient pu espérer des victoires les plus signalées (1346). Par ce traité, les Turcs s’obligèrent à respecter désormais le pavillon de la république, à ne point attaquer ses colonies; tous les ports de l’Asie mineure, de la Syrie et de l’Égypte furent ouverts à ses vaisseaux. On y établit des comptoirs ; un consul vénitien fut reçu à Alexandrie; et tandis que les Génois achetaient les marchandises de l’Inde et de l’Asie au fond de la mer Noire, les Vénitiens allèrent les chercher à l’isthme de Suez. Le commerce est comme les fleuves, il s’ouvre des canaux partout où il peut se faire jour. Mais, à cette époque, on se faisait un scrupule d’entretenir même des relations commerciales avec les infidèles. Il fallut solliciter, pour l’exécution de cette convention, une permission du pape, qui en limita la durée à cinq ans, et n’autorisa que l’envoi de dix vaisseaux par an. XII. Cette même année, c’est-à-dire en 1346, les Zaretins, excités par le roi de Hongrie, secouèrent encore le joug de la république; ces révoltes fréquentes ne prouvent pas tant l’inconstance des sujets que Vinjustice des maitres. Marc Justiniani, qui fut envoyé avec vingt-sept mille hommes pour les soumettre, les assiégea d’abord sans succès. Les Zaretins coulèrent leurs propres vaisseaux dans le port, pour le rendre inaccessible aux galères ennemies. Les Vénitiens battirent la place avec des efforts qui paraîtraient aujourd’hui incroyables. Il y avait dans leur armée un mécanicien nommé maître François delle Barche, qui était parvenu à construire des machines capables, dit-on, de lancer des blocs du poids de trois mille livres ; il peut y avoir de l’exagération dans ce récit, quoiqu’on en conte à peu près autant des machines que les Génois employèrent, quelques années après, au siège de Chypre. La difficulté de concevoir l’extraction, le transport, le jet de ces masses énormes, nous porte à refuser toute croyance à des faits qui semblent appartenir à la guerre des géants; mais ces détails n’en donnent pas moins une idée de l’état de la balistique, et de la puissance à laquelle l’industrie