LIVRE Vit. lait parmi ses clients. Quant à ceux avec qui on ne pouvaitse dispenser de quelque révélation, on ne leur fit entrevoir que le projet de réclamer des droits que tout le monde regrettait, mais de les réclamer assez hautement pour obtenir justice. Pendant que tout cela se tramait, la conduite de chacun des principaux conjurés fut tellement circonspecte, que pas un n’attira sur lui le moindre soupçon, et ne fournit à la fortune l'occasion de le trahir. Radouer réussit complètement à s’assurer d’un puissant secours qu’on ferait venir de Padoue. Il fallait se pourvoir des armes que l’on mettrait à la main de tous les prolélaires réunis au moment de l’exécution. Les armes étaient alors conservées dans les anciennes maisons, comme objet de luxe ou comme trophée. Tous ces nobles guerriers en avaient une grande quantité; la fréquence des armements pour le commerce maritime, donnait beaucoup de prétextes et de moyens pour en rassembler. On en fit venir du dehors, et les palais des principaux conjurés devinrent des arsenaux, ou se préparait en silence la perte du gouvernement et du doge. Quand toutes ces dispositions furent terminées, on se réunit pour arrêter le plan et le jour de l’exécution. On vit avec joie qu’on avait des forces suffisantes pour compter sur le succès; tout l'avait secondé, rien ne l’avait compromis. XIII. Venise est divisée en deux parties principales par un grand canal, sur lequel il n’y a qu’un pont. Ce pont joint la petite Me de Rialte au quartier qu’on appelle la Mercerie, quartier populeux, rempli.de boutiques, et dont les rues conduisent à la place Saint-Marc, où est le palais ducal. Le palais Querini était situé sur la place de Rialte. On conçoit de quelle importance était l'occupation de ce pont qui établissait la communication entre les deux moitiés de la ville, et quel avantage les rues étroites qui forment le labyrinthe de Venise offraient à des conjurés. Maitres du pont de Rialte, ils pouvaient se porter partout, et l’ennemi, en supposant qu’il eut des forces, ne pouvait les déployer que sur un seul point, sur la place Saint-Marc. Il fallait donc le prévenir dans cette position; et s’il y était prévenu, ses troupes ne pouvaient plusqu’errer sans se réunir, exposées à être arrêtées, dans chaque rue, par une poignée d’hommes. On était alors au mois de juin 1310. On convint que les principaux conjurés rassembleraient pendant la nuit tous ceux qu'ils avaient engagés dans le parti, qu’avant le jour ils les conduiraient sur la place de Rialte, devant le palais Querini; que là, Boémond Thiépolo prendrait le commandement, qu’il traverserait rapidement le pont, se porterait avec sa troupe sur la place Saint-Marc, investirait le palais ducal, en forcerait l’entrée, et s’emparerait du doge, sans hésiter à le massacrer en cas de résistance; qu’on proclamerait sur-le-champ la révolution opérée dans le gouvernement, c’est-à-dire le retour de l’ancien ordre de choses existant avant la réforme du grand-conseil, et qu’on resterait sous les armes dans la place Saint-Marc, jusqu’à l’arrivée des l'aduuans amenés par Itadouer. Ce renfort arrivé, les diverses troupes des conjurés devaient se répandre dans les quartiers de la ville, se rendre maîtresses de tous les établissements publics, notamment de l’arsenal, et agir selon les occurrences contre ccuxqui voudraient s’opposer à la révolution. Tel était le plan; l’exécution en fut fixée au lîi juin. XIV. Le 14, lladouer partit pour Padoue, où il alla se mettre à la têledeccux qu’il avait gagnés. Dans la soirée et pendant la nuit, tous ceux qui devaient prendre part à cette grande entreprise, se glissèrent sans affectation, en silence, et par diverses issues, dans les maisons où des armes avaient été préparées. La nuit avançait; ces troupes de conjurés se mirent en marche avant le jour, et se rendirent sur la place de Rialte; là, Querini sortit de son palais avec Thiépolo; les principaux chefs de l’entreprise se répandirent dans les rangs, exaltèrent l’imagination de leurs gens par tout ce qu’il y a de plus puissant sur les hommes; le butin, la gloire, la vengeance, la patrie, et la liberté. Thiépolo et son beau-père portaient sur le front une noble assurance. Tous étaient également déterminés à délivrer Venise de la tyrannie (1310). Au lever du soleil, un de ces violents orages, qui sont assez fréquents dans cette saison, vint retarder ce jour si impatiemment attendu, et qui allait être si terrible. Le tonnerre, l'obscurité, la pluie qui tombait par torrents, mirent quelque désordre parmi les troupes des conjurés, ou ralentirent les dispositions que leurs chefs avaient à faire. Le \enl soufflait avec impétuosité, les vagues en fureur assiégeaient Venise, sinistres avant-coureurs d’une autre tempête qui allait éclater. Les conjurés virent, dans ce désordre de la- nature, un favorable présage. Thiépolo, pour occuper cette multitude, lui laissa brûler les archives d'un tribunal qui se trouvait dans ce quartier; de cette expédition on passa au pillage d’un grenier public, et du pillage du grenier à celui des boutiques voisines. Cependant la tempête continuait, il était impossible qu’un rassemblement si tumultueux, qui avait iléjà éveillé une partie de la ville, n’eût pas répandu l’effroi dans d’autres quartiers, le doge devait en être déjà informé ; on ne pouvait guère espérer de le surprendre ; il avait eu le temps de se dérober à la recherche des conjurés.