LIVRE IV. l: Galon rompit les grands bassins qu'il vendit, puis , il s’embarqua et porta ces reliques dans la cathé- drale d’Amiens.» Parmi toutes cescirconstances du sac de Constan-tinople, ces horreurs, ces orgies, ces excès d’avarice, quelques traits caractérisent la dévotion grossière des Occidentaux, beaucoup attestent leur orgueilleuse ignorance. Les Grecs étaient un peuple corrompu, avili, mais fort supérieur alors aux Latins dans tout ce qui tenait à la culture des arts et des lettres; on ne le vit que trop à la manière dont les vainqueurs profanèrent les monuments qui décoraient l’antique Byzance. Ces vainqueurs parcouraient Constantinople, parés avec tout le faste de l’Orient, et portant des plumes et des écritoircs en dérision de la science des vaincus. XXXV. Quand les chefs commencèrent à croire que leur voix pouvait être entendue d’une soldatesque effrénée, ils ordonnèrent d’apporter dans un dépôt commun tout ce qui avait été trouvé dans le pillage. On ne pouvait pas s’attendre à une restitution fidèle; cependant il se trouva que la masse du butin à partager s’élevait à quatre cent mille marcs d’argent. Un quart fut réservé pour l’empereur qui devait être élu ; le reste fut partagé également entre les Vénitiens et les Français. La part de ceux-ci fut donc de cent cinquante mille marcs. Ils commencèrent par en prélever cinquante mille, pour s’acquitter envers les Vénitiens do ce qu’ils leur devaient encore; de sorte qu’il resta cent mille marcs à répartir entre tous ceux qui composaient l’armée. Chaque fantassin eut cinq marcs, chaque homme de cheval le double, et chaque chevalier ou prêtre le quadruple ; ce qui prouve qu’il ne restait pas plus de quinze mille hommes dans l’armée des Français. Mais la somme régulièrement partagée n’était qu’une faible partie de ce que le pillage avait produit. Villehardouin évalue le butin des Français à quatre cent mille marcs, sans compter ce dont on n’eut pas connaissance. Or, si on ajoute à cette somme une somme égale pour les Vénitiens, les cinquante mille marcs qu’on préleva pour leur créance, et les cent mille qui furent mis en réserve pour l’empereur, 011 trouvera un total de 930 mille marcs; à quoi il faut «ajouter les parts des seigneurs, sans doute bien plus considérables, les rapines ignorées, les objets vendus, estimés à vil prix ou détruits; et si on considère que cette ville, où l'on faisait un pillage équivalent au moins à deux cents millions de notre monnaie d’aujourd’hui (1), venait il) En supposant que depuis 120i l'argent n’ait perdu que les trois quarts de sa valeur. HISTOIRE DE VENISE. d’être ravagée par trois incendies effroyables, on se fera quelque idée de la richesse de cette capitale. L’esprit spéculateur des Vénitiens se montra au milieu de ce désordre général, dont ils entrevirent l’occasion de profiter. Us proposèrent de Se charger de tout le butin, et de donner cent marcs d’argent à chaque homme de pied, deux cenls à chaque homme de cheval, et quatre cents aux chevaliers et aux prêtres. Ce marché ne fut pas accepté; mais cette offre prouverait que la somme trouvée était bien plus considérable que celle dont on a cherché ci-dessus à établir l’évaluation. Les reliques furent partagées avec le même soin que les richesses, sauf les pieux larcins dont nous avons cité quelques exemples. Le doge envoya à Venise une portion de la vraie croix, un bras de saint George, une partie du chef de saint Jenn-Baptiste, le corps de sainte Luce, celui du prophète saint Siméon, et une fiole du sang de Jésus-Christ. L’avidité spécule sur tout : les reliques vraies ou supposées devinrent un objet de commerce. Il y avait à Constantinople d’autres trophées dont les guerriers occidentaux ne connaissaient pas encore le prix. Tout ce que les lettres grecques et latines avaient produit, tout ce que le savoir avait confié au papier, était recueilli depuis neuf siècles dans de vastes bibliothèques, que les soldats dispersèrent ou que la llamine dévora. On doit déplorer cette perte; mais il n’est pas possible de l’apprécier. La magnificence des empereurs avait embelli la capitale de tous les monuments des arts : la Grèce, l’Egypte, Rome elle-même, avaient été mises à contribution pour décorer Byzance. On citait une multitude d'ouvrages célèbres dans lesquels les vainqueurs ne virent que les objets d'un luxe inutile ou une matière qui, pour recouvrer quelque valeur, devait être rendue à des usages grossiers. Les statues de marbre furent mutilées; on fondit celles d'airain ; et, de tant de chefs-d’œuvre, 011 ne connaît aujourd’hui que quatre chevaux de bronze doré, qui étaient placés dans l’hippodrome de Constantinople, et que Dandolo envoya à Venise, où on les éleva sur le portail de Saint-Marc. C’est ce même trophée que nous avons vu devenir ensuite pour la France un juste monument d’orgueil et de douleur. XXXVI. Il y avait un mois que les croisés dominaient dans Constantinople au seul titre de vainqueurs. Ils s’occupèrent enfin du choix d’un souverain , et, conformément à leurs conventions, désignèrent des électeurs pour y procéder. De la part des Français 011 nomma six ecclesiastiques, afin d’être plus sur de leur impartialité dans un choix dont ils ne pouvaient être l’objet. Ce furent