274 HISTOIRE DE VENISE. tout son possible pour s’cn défendre, qu’il ne fût âgé que d’environ trente ans, et n’eût pas encore embrassé l’état ecclésiastique. Sans lui donner le temps de se consulter, de sentir combien il s’écartait de ses devoirs d’ambassadeur, il le fit revêtir du rochet en sa présence, et le proclama à l’instant. Ce nouveau prélat était recommandable par son nom, par les services de son grand-père, le défenseur de Brescia, par son mérite personnel, par l’amitié de Pic de la Mirandole et de Laurent de Mé-dicis; enfin par son grand savoir, qui lui avait valu l’honneur de recevoir la couronne poétique des mains de l’empereur. Tous ces titres à la considération n’empêchèrent pas le gouvernement vénitien de lui interdire l’acceptation d’une dignité obtenue sans l’aveu de la république. Le conseil des Dix séquestra les revenus du siège, défendit au procurateur Zaeharie Barbaro, père de i’ambassadeur, de recevoir aucunes félicitations, et lui ordonna de tout employer pour faire rentrer son fils dans la soumission qu’il devait aux lois de sa patrie. On menaça le père de la privation de ses dignités, de la confiscation de ses biens; ce vieillard en mourut de chagrin. Le nouveau patriarche offrit, dit-on, sa démission, que le pape ne voulut jamais accepter. L’étude vint le consoler dans l’exil, et cet exil valut au monde savant la traduction de plusieurs livres d’Aristote, celle de l’ouvrage de Dioscoride sur les plantes, et un travail immense sur le texte, alors très-corrompu, de Pline le naturaliste. Celte affaire dura trois ans. La mort d’IIer-inolao Barbaro, qui survint, en rendit la solution moins difficile, et enfin le prélat désigné par le gouvernement obtint l’institution canonique du siège vacant. Vers le même temps, le pape se permit une autre entreprise, qui était aussi d’une trop grande conséquence pour qu’on pût la tolérer. Engagé avec le roi de Naples dans des différents, qui nécessitèrent le rassemblement de quelques troupes, il ordonna une levée de décimes sur les revenus du clergé vénitien, et cela, sans même avoir demandé l’agrément de la république. Le conseil des Dix défendit à tous les ecclésiastiques de payer une imposition que le gouvernement n’avait pas autorisée ; et telle était la crainte qu’inspirait ce conseil, que le clergé encourut l’excommunication, plutôt que de lui désobéir. Ensuite le pape exposa ses besoins à la seigneurie, et la levée des décimes fut permise. Tous ces faits sont assez peu considérables en eux-mêmes, mais ils font connaître l’esprit du temps, les prétentions de la cour de Rome, et les maximes du gouvernement vénitien. Ce gouvernement était beaucoup plus avancé que tous les autres dans la connaissance de ses droils. On voit cependant qu’il avait à lutter pour que les revenus ecclésiastiques ne fussent pas donnés à des étrangers, pour ne laisser conférer les évêchés qu’à des hommes de son choix, et pour empêcher le pape de lever, de sa propre autorité, des impôts dans le ter ritoire de la république. Cette résistance supposait, sur la nature de la puissance spirituelle, des idées beaucoup plus hardies, ou, pour mieux dire, beaucoup plus justes que celles qu’on avait généralement alors. On en trouve une nouvelle preuve dans les limites que le gouvernement vénitien avait su meltre à l’autorité de l’inquisition. Je remarque cependant un jugement de ce tribunal, qui se rapporte à peu près à celte époque. En 1477, un sujet de la république fut dénoncé au saint-office, comme coupable d’avoir composé un livre en faveurdes opinions condamnées de Jean IIus. Ailleurs, on aurait brûlé vif ce fauteur de l’hérésie. A Venise, on se contenta de brûler le livre, et de meltre l’auteur en prison pendant six mois, après l’avoir promené dans les rues, coiffé d’un bonnet sur lequel on avait peint des figures de diables : ce qui fit beaucoup rire le peuple, et produisit plus d’effet que si on eût excité sa pitié par le supplice d’un fanatique. XI. Le doge Jean Moncenigo mourut vers la fin de l’année 148o, et fut remplacé par le procurateur Marc Rarbarigo. Celui-ci, qui régna seulement quelques mois, était un homme d’un esprit éclairé et d’un caractère fort doux. Sa modération fut mise à l’épreuve par un frère-qu’il avait, et qui semblait prendre à lâche de se trouver en opposition avec lui dans toutes les occasions. Le doge, blessé de rencontrer constamment un contradicteur et un censeur si amer dans son frère, lui dit un jour en plein conseil : « Messire Augus-« tin, vous faites tout votre possible pour hâter ma « mort; vous vous flattez de me succéder; mais, si it les autres vous connaissent aussi bien que je vous « connais, ils n’auront garde de vous élire. » Là dessus il se leva, ému de colère, rentra dans son appartement et mourut quelques jours après. Ce frère, contre lequel il s’était emporté, fut précisément le successeur qu’on lui donna. C’était un mérite dont on aimait à tenir compte, surtout à un parent, de s’être mis en opposition avec le chef de la république. (.’est à peu près vers celte époque que les historiens placent 1 établissement d'un troisième tribunal à ^ enise, composé de quarante patriciens comme les deux autres. Le premier, qu'on appelait la quarante criminelle, existait dès le douzième siècle. Le second, qu’on distinguait par la dénomination de quarantie civile, avait été institué en 1400. Sa dé-