96 HISTOIRE DE VENISE. tage. Le malheur affaiblit et déconsidère les particuliers ; il n’en est pas de même du peuple pris collectivement ; plus il a de quoi gémir, plus il a de forces. Le droit de se plaindre lui rend tous ses droits. II. Le parti qu’on pouvait tirer de toutes ces circonstances n’était pas analysé, maissenti parla masse de la population mécontente. Ce mécontentement éclata après la mort de Jean Dandolo : des deux factions qui s’agitaient dans Venise, l’une avait fait porter au trône, quelques années auparavant, Laurent Thiépolo, le soutien du parti aristocratique; l’autre venait d’y appeler Jean Dandolo, que la faction contraire reconnaissait pour son chef. Il parait que les Thiépolo ne tardèrent pas à changer de parti; car pendant la pompe des funérailles du doge, au moment où les électeurs venaient dese réunir, pour procéder à un nouveau choix, le peuple répandu plutôtquc rassemblé sur la place publique, annonça par ses cris qu’il voulait pour doge Jacques Thiépolo, accompagnant cette proclamation tumultueuse d’injures, d’imprécations contre le gouvernement actuel. Ce mouvement était si spontané qu'aucune mesure n’avait été préparée pour en assurer le résultat; s’il y eût eu là un homme pour le diriger, pour intimider et disperser les conseils, Venise courait la chance d’avoir un gouvernement populaire, si elle n’avait pas un tyran. Mais Jacques Thiépolo fut plus effrayé que tout autre de ces cris qui l’appelaient au trône que son père et son aïeul avaient occupé. Les qualités populaires qui lui avaient concilié la bienveillance de la multitude n’étaient point celles d’un chef de parti. Loin de se montrer infidèle envers l’ordre de citoyens auquel il appartenait par sa naissance, il se jeta dans leurs bras, épouvanté de l’idée de s’attirer de si puissantes haines, et tâcha même de négocier, pour apaiser cc tumulte élevé en sa faveur. Ne pouvant y réussir, il prit le parti le plus propre à jeter le peuple dans l’irrésolution, et à donner aux conseils le temps de se re-connaUre; il s’évada pour ne point régner, et se réfugia dans le Trévisan. Userait difficile de juger si Thiépolo avait eu connaissance de ce dessein qu’il fit lui-même avorter : 011 serait tenté de le croire, aux regrets qu’en témoigna sa famille, et aux entreprises qu’elle hasarda quelque temps après, pour réparer cc mauvais succès ; mais dans toute conspiration la première condition est le choix d’un bon chef. On avait compté sur Jacques Thiépolo, on l’avait mal connu; s’il abandonna ceux qu’il avait compromis, il ne fut qu’un lâche : appelé au trône sans son aveu, s’il sacrifia les intérêts de son ambition à la tranquillité de sa patrie, ce fut l’acte d'un noble et digne citoyen : tant il est difficile quelquefois d’apprécier la conduite des hommes à travers les incertitudes de l’histoire. La multitude cherchait vainement celui qu’elle voulait couronner. Quand on veut la tenir pendant quelque temps en effervescence, il faut que cet état lui soit profitable par le pillage, ou qu’au moins elle ne soit pas rappelée par le besoin à de paisibles travaux. Rien de tout cela n’avait été prévu : cette flamme, n’ayant plus d’aliment, s’éteignit au bout de huit à dix jours; et les électeurs, qui avaient fait semblant de délibérer pendant qu’ils temporisaient, proclamèrent le nouveau prince qu’ils avaient donné à la république. III. C’eut été une faiblesse de nommer Jacques Thiépolo. La faveur du peuple, et peut-être sa propre connivence, lui donnaient évidemment l’exclusion pour toujours. On ne pouvait pas non plus, comme cela arrive souvent dans les élections où l’on est embarrassé par des ambitions rivales, ne hasarder qu’un choix provisoire, en le faisant tomber sur un vieillard. La place de doge, que la politique du conseil avait amoindrie, reprenait en ce moment toute son importance. Il fallait un chef d’une capacité éprouvée, plein de courage et de vigueur, et surtout imbu, dès sa jeunesse, de toutes les maximes du patriciat. Cet homme se trouvait dans Pierre Gradenigo, alors gouverneur de la colonie de Capo-d’istria, et qui n’était pas encore âgé de quarante ans. Il est toujours beau, aux yeux d’un homme courageux, d’être choisi pour être à la tète des affaires de sa patrie dans un temps d’orage. Dix galères,envoyées audevantde Gradenigo, le ramenèrent dans Venise, où son entrée fut un triomphe, mais un triomphe incomplet; car le morne silence du peuple condamnait cette élection (1289). Ce règne commençait sous de sinistres présages. Le patriarche d’Aquilée défit complètement l’armée chargée de défendre Trieste ; il poursuivit sa victoire, pilla Caorlo, et vint jusqu’à Malamocco, où il mit tout à feu et à sang, insultant ainsi la république jusque dans ses faubourgs; et, après avoir déployé ses bannières à la vue de la capitale, il embarqua paisiblement son butin, et se retira dans ses ports sans être poursuivi. C’était une médiocre gloire pour un archevêque de faire une guerre de pirate; mais c’était une honte pour la république d’être bravée par un tel voisin. IV. Les affaires des chrétiens en Orient étaient ruinées. Une flotte de vingt galères, que les Vénitiens avaient envoyée en Syrie, pour secourir la ville de Tripoli, n'avait pu empêcher cette place de succomber. Le Soudan d’Égypte, après l'avoir prise d’assaut, l’avait réduite en cendres, et les chrétiens n’avaient conservé que par une trêve incertaine un reste d’établissement précaire sur la côte de la Pa-