LIVRE VIL 111 croisade fut prêchée ; le trésor des indulgences fut ouvert à ceux qui se dévoueraient pour la délivrance de Ferrarc, comme s’il se fut agi de la délivrance des lieux saints. Un cardinal vint se mettre à la tête des croisés, dont les Florentins renfoncèrent l’armée par une nombreuse cavalerie. Les troupes vénitiennes, sous les ordres de Marc Querini, étaient campées à Francolino, entre les deux bras du Pô, qui se séparent au dessus de Ferrare. Cette position n’était que défensive; mais outre que les Vénitiens ne se jugeaient pas assez forts pour attaquer, ils avaient à garder la citadelle qui était leur point d’appui, à surveiller une ville populeuse dont les habitants ne leur étaient pas affectionnés; et ils ne pouvaient perdre de vue leur flottille stationnée sur le fleuve. Les chaleurs de l’été rendirent très-pénible à tenir celte position déjà malsaine naturellement : les subsistances devinrent rares, les maladies liront des progrès, l’armée demanda des renforts. Il n’y avait que la population de Venise qui pût les fournir; on y concourut avec une ardeur digne d’une meilleure cause. Le sort désignait les citoyens qui devaient marcher; on les relevait tous les quinze jours. Jean Soranzo était le capitaine de cette milice; mais quelque diligence qu’on put faire, des secours suffisants n’arrivèrent pas à temps pour prendre part à un combat que le cardinal vint livrer à l’armée vénitienne. Celle-ci, complètement défaite, se retira vers Ferrare. Les habitants, la voyant revenir en désordre, saisirent ce moment pour éclater. Les troupes papales arrivèrent au même instant; les bourgeois leur ouvrirent les portos; beaucoup de Vénitiens furent égorgés; on porte le nombre de leurs morts à quinze mille : le reste se réfugia dans la citadelle, où le cardinal se disposait à les forcer ; mais, au lieu de se déterminer à y soutenir un siège, et à attendre des secours, à la vérité fort incertains, André Vitturi et Raymond Dardi, qui y commandaient, se hâtèrent de sauver les débris de l’armée et la flottille. Ils s’embarquèrent le 28 août 1309, abandonnant la forteresse, et descendirent le Pô jusqu’à la mer, non sans encourir le reproche d’avoir manqué de constance dans une de ces occasions périlleuses que la fortune offre aux chefs pour que leur courage se distingue de celui des soldats. VIII. Pendant que les Vénitiens perdaient cette ville fatale à leur gloire et à leur repos, le pape avait écrit partout pour leur susciter des ennemis. Les rois de France, d’Angleterre, d’Arragon et de Sicile avaient reçu ordre de mettre à exécution les menaces de la bulle dans toute leur rigueur. Dans presque toute l’Europe, on eut la honteuse faiblesse de violer le droit des gens, et l’asile dû à des étrangers. Les gouvernements eurent la mauvaise poli- tique de consacrer par leur obéissance une autorité si dangereuse pour eux-mêmes ; mais il y avait des jalousies a satisfaire et des rapines à exercer. En Angleterre, on confisqua les biens des excommuniés, on pilla les comptoirs, on dépouilla les voyageurs. En France, ceux qui avaient porté des marchandises pour les vendre dans les foires, les virent saisies et. dispersées par ordre du gouvernement. Leurs vaisseaux furent arrêtés dansles ports. Ce fut bien pis sur toutes les côtes d’Italie, dans la Romagne,en Calabre, en Toscane, à Gènes surtout. Non-seulement tous les Vénitiens furent ruinés, mais il y en eut de massacrés. Un grand nombre d’entre eux se virent réduits en esclavage ; et, devenus un objet de commerce, en vertu d’une bulle du pape, des chrétiens furent vendus par des chrétiens à d’autres barbares. Ce fut un grand bonheur pour nous, dit un historien vénitien, que les Sarrasins ne fussent pas baptisés. Venise, isolée de toute l'Europe par l’anathème, encore plus que par sa position, était comme une plage empestée au milieu de la mer ; nul ne pouvait en sortir, et aucune voile amie n’osait y aborder. IX. Gradenigo ne comptait pas seulement pour ennemis ceux que ses nouvelles lois avaient exclus de toute participation au pouvoir; il en avait aussi parmi les personnages qui, accoutumés à une longue possession de l’autorité, étaient irrités de la partager avec des hommes nouveaux. Outre cela, tout ce qui pouvait frapper l’opinion populaire se réunissait contre lui. Son règne n’avait eu d’éclat que par de grands revers, et l’interdit jeté par le pape mettait le comble à toutes les calamités publiques. La disette, la cessation absolue du commerce, la difficulté de gagner sa vie, la privation de toutes les consolations que la religion peut offrir aux malheureux, étaient de tristes résultats, dont la classe indigente devait surtout se ressentir, et qu’elle devait attribuer à la juste sévérité de la Providence, provoquée par les fautes du gouvernement. C’est une situation bien déplorable que d’avoir appelé à la fois sur sa tête la haine qui s’attache naturellement au pouvoir, et le blâme qui suit toujours le malheur. Il est moins permis aux princes qu’aux particuliers de braver la haine, parce qu’ils ne régnent que par une espèce de concession, et pour mériter l’amour des peuples. Le mépris de l’opinion publique est en contradiction avec les sentiments qu’ils doivent manifester : c’est toujours une faute de le laisser apercevoir : mais la nature avait donné à Gradenigo une de ces ames inébranlables, sur lesquelles la fortune et la contradiction ne peuvent rien. C’était personnellement contre lui qu’étaient dirigées les imprécations. Il avait amené les choses à