LIVRE VI. 97 lestine : ils avaient perdu Antioche; ils étaient réduits aux villes de Sidon, de Bérylhe et de Ptolé-inaïs. Cette dernière ville était partagée entre des Européens de diverses nations, non-seulement insubordonnés, indisciplinables, mais divisés entre eux, ayant des intérêts divers, des passions opposées. Les Génois, les Fisans, les Vénitiens, hasardaient leurs spéculations commerciales, à la faveur d’une trêve momentanée, et chacune de ces trois colonies cherchait surtout à nuire à ses rivales. Les rois de Chypre et de Jérusalem, le prince d’Antioche, les comtes de Tyr et de Tripoli,étaientvenuschercher un asile et porter leurs prétentions à Ptolémaïs; un légat du pape compliquait encore les difficultés en réclamant l’autorité. Les chevaliers du Temple, les hospitaliers de Saint-Jean, des aventuriers de toutes les nations, fort peu occupés de l’intérêt des marchands, ne songeaient qu’à acquérir des possessions où ils pussent dominer. Quelques-uns n’étaient que des turbulents, d’autres des fanatiques.Ils n’étaient venus que pour s’enrichir en tuant des infidèles, et ils prétendaient accomplir leur vœu, expier leurs péchés, en commettant d’horribles désordres, en portant le ravage sur les terres des Sarrasins, au mépris de la trêve à laquelle ils devaient eux-mêmes un reste de sûreté. Les conseils, les prières de ceux qui avaient quelque chose à perdre, ne purent les retenir. Ces imprudents, s’autorisant de cette maxime du droit public d’alors, qu’on n’était pas obligé de tenir une trêve que le pape avait désapprouvée, se répandirent dans les campagnes, interceptèrent les caravanes, dévastèrent les villages voisins, et signalèrent leur zèle par le pillage et le massacre. V. Le Soudan irrité se borna cependant à demander qu’on lui livrât les principaux coupables. On voulut qu’il se contentât de quelques explications, de mauvaises excuses; mais il n’en tint aucun compte, et il marcha en Syrie, sur la fin de l’année 1290, avec une armée, que des récits, vraisemblablement exagérés, font monter à plus de cent cinquante mille hommes d’infanterie, et à soixante mille chevaux. Quelle que pût être la force de cette armée, Ptolémaïs n’aurait pas été dans l’impuissance de résister, si ses défenseurs eussent été capables de s’entendre. Il y avait, dit-on, dans la ville dix-huit mille croisés, et une population qui pouvÿit fournir trente mille soldats. Une telle garnison, bien conduite, aurait pu défendre de bonnes murailles, dans lesquelles le Soudan ne pouvait l’affamer, ni la bloquer par mer, n’ayant point de flotte. On sentit cependant la nécessité de se donner un chef, et le grand-maitre du Temple, Guillaume de HISTOIRE DE VENISE. Beaujeu, fut chargé de ce difficile emploi; mais il fut tué dans une des premières attaques, et on ne songea point ou on no parvint pas à le remplacer. Dès-lors ce ne fut plus dans la ville qu’une horrible anarchie ; les ennemis poussèrent si vivement leurs attaques, que le 18 mai 1291, après un siège d’environ quarante jours, ils livrèrent un assaut général, auquel les assiégés ne purent résister. Le jour qui vit l’irruption des Sarrasins dans celte dernière retraite de la chrétienté, fut marqué par un des plus épouvantables carnages dont l’histoire fasse mention. Les fortifications renversées, les magasins pillés, toutes les richesses dispersées, la ville en flammes de tous côtés, tous les asiles souillés, trente mille personnes égorgées, et le reste de la population réduit en esclavage; tels furent les résultats de I’inconduitectde la discorde des chrétiens. Tandis que des malheureux de toutes nations se précipitaient vers le rivage pour échapperai! massacre, que le roi de Jérusalem se sauvait honteusement sur une galère, et que le patriarche se noyait dans une barque surchargée de monde, au milieu du port, d’autres se réfugiaient dans le temple, et l’abbesse de Sainte-Claire, assemblant ses chastes filles, leur disait : « ¡Méprisons cette vie pour nous « conserver pures à notre divin époux. j> A son exemple, toutes se coupèrent le nez, se mutilèrent, et offrirent à des vainqueurs furieux le spectacle horrible d’un dévouement dont le martyre fut la récompense. Ce désastre fit perdre totalement le courage au peu de chrétiens qui restaient encore sur cette côte désolée; ils abandonnèrent Ilérythe et Sidon. Il ne parait pas que les Vénitiens aient eu une part plus considérable que les autres dans ce siège mémorable; mais je n’ai pu passer sous silence un événement qui, en renversant pour jamais cet empire, que les chrétiens avaient fondé et défendu, au prix de tant de sang, sur la côte de Syrie, détruisit les établissements de commerce que la république y avait formés. On vit arriver à Venise quelques vaisseaux chargés de fugitifs et de débris, qui annoncèrent à celte capitale qu’elle venait de perdre un grand nombre de ses citoyens, et ses comptoirs, la source de tant de richesses depuis deux siècles. Les principaux de ces fugitifs furent admis dans le grand-conseil. Ces nouvelles, qui devaient répandre une désolation générale, ne produisirent qu’une médiocre consternation. On apprenait ces désastres au moment où l’on se promettait d’en faire éprouver de pareils à d’irréconciliables ennemis. La trêve avec Gènes venait d’expirer; tout Venise retentissait du bruit des armes; la haine imposait silence à toutes 7