332 HISTOIRE DE VENISE. nemi, ou bien s’ils lâcheraient de garder une neutralité nécessairement suspecte. Aider le roi de France à conquérir le Milanais, c’était reconnaître la justice de ses prétentions, et faciliter à un prince, déjà trop puissant, les moyens de s’établir sur les frontières de la république; c’était enfin donner un maître à l’Italie. Rester spectateurs de cette conquête, c’était manquer une belle occasion de s’agrandir, et laisser à ce redoutable voisin des pays qui ajouteraient encore à ses forces. Lorsqu’on agita cette affaire dans le conseil, Antoine Grimani, celui qui, quelques mois après, eut, si malheureusement pour lui, le commandement de la (lotte contre les Turcs, fui l'orateur de ceux qui voulaient que la république se liguât avec le roi de France pour se partager les États du duc de Milan. 11 s’adressa aux passions, réveilla toute la haine qu'on avait contre Louis Sforce, peignit les dangers que la politique de ce voisin perüde faisait courir à la république, lit valoir l'importance des acquisitions qui étaient offertes, une augmentation de revenu de cent mille ducals, la possession de Crémone, l’avantage d’avoir l’Adda et le Pù pour limites ; et, comme il fallait bien parler aussi du danger qu’il y avait à appeler un roi de France en Italie, l’orateur s’attacha à rassurer l’assemblée par la considération de l’inconstance des Français, de leur peu d’habileté à conserver leurs conquêtes, et de la jalousie que celles-ci ne manqueraient pas d’exciter. Melchior Trevisani s’éleva contre cette proposition. 11 n’était pas difficile d’établir qu’un roi de franco était un voisin plus dangereux que le duc de Milan; mais il fallait prouver que la neutralité seule de la république empêcherait Louis XII de persister dans ses projets de conquête. Or, c'est ce qui n’était nullement probable. D’un autre côté, l’union des Vénitiens avec la France ne pouvait manquer d’exciter le ressentiment de l’empereur et des princes italiens, et ce ressentiment pourrait éclater dans un moment où la France ne serait plus disposée à secourir la république. Ainsi on allait se faire des ennemis pour se donner un allié dangereux. Cette raison était la meilleure de toutes; mais la passion de se venger de Louis Sforce, l’ambition de s’agrandiret l’espoir d’intimider l’empereur ottoman, alors en guerre avec la république, par une alliance avec le plus puissant roi de l’Europe, déterminèrent le conseil à accepter les propositions du roi. Machiavel a jugé cette faute: «On ne doit ja-« mais, à moins d’y être forcé, dit-il, prendre parti «c pour un voisin plus puissant que soi, sous peine k de se voir à sa discrétion, s’il est vainqueur. Les « Vénitiens se perdirent pour s’ètre alliés, sans né- « cessité, à la France contre le duc de Milan. » Ce traité fut signé à Blois, le 115 avril 1499. Le duc de Milan n’avait d’alliés que le roi de Na-ples, qui était obligé de réserver toutes ses forces pour la défense de ses propres États. VI. L’armée française, composée de seize cents lances, huit mille hommes d’infanterie française et ! cinq mille Suisses, commença les hostilités au mois d’aoùt. Louis Sforce lui opposa le même nombre d'hommes d’armes, quinze cents chevau-légers, dix mille hommes d’infanterie italienne et cinq cents Allemands. On voit que les deux armées étaient à peu près égales. Voltaire fait remarquer, avec raison , « qu’il doit paraître étrange que le duc de « Milan eût une armée tout aussi considérable que « le.roi de France (1499). » Malgré cette égalité du nombre, le Milanais fut envahi en quelques jours. On a beaucoup exalté la rapidité de cette conquête. On en a fait honneur à cette impétuosité que les Italiens appelaient la furia J'rancese. Il est vrai que l’armée du roi prit coup sur coup Arrazo, Anon, Valence, Bassignano, Vog-herra, Castel-Nuovo, Ponte-Corona, Tortone; mais si les deux premières de ces places furent emportées d’assaut, Valence fut livrée par la trahison, Tor-tone évacuée par lâcheté, les autres places enlevées sans résistance. Alexandrie succomba par la mésintelligence des généraux milanais, et l’avie capitula après un investissement de quelques jours. Pendant ce temps-là, les troupes vénitiennes avaient attaqué la frontière orientale du duché, et pris, avec non moins de facilité, toutes les places entre l’Oglio et l’Adda, c’est-à-dire Soncino, Caravag-gio, Castiglione; il ne restait à conquérir que Crémone et Milan. Dès que le duc vit toutes ses espérances détruites et. le danger s’approcher, il fit comme tous les princes qui ne comptent pas sur l’amour de leurs sujets; il prodigua les protestations de dévouement à leurs intérêts; il les excita à des efforts dont il garantissait la réussite, promit de mourir à leur tète, et se sauva le lendemain avec le peu de troupes qui lui restaient fidèles, emmenant avec lui son trésor réduit à deux cent mille ducals, reste de quinze cent mille, qu’il avait peu de temps auparavant. Ce prince, au moment de quitter sa capitale, dit aux ambassadeurs vénitiens un mot prophétique qui condamnait la politique de leur gouvernement : « Vous m’avez amené le roi de France à dîner, je « vous prédis qu’il ira souper chez vous. » Aussitôt qu'il fut parti, la capitale envoya des députés, pour se soumettre au roi et solliciter l’exemption du pillage. Le gouverneur du château de Milan vendit cette forteresse, qui passait pour