100 HISTOIRE DE VENISE. res du conseil furent chargés de la tenue de ce registre; les avocats de la commune eurent ordre d’en vérifier l’exactitude. XIV. Enfin, en 1519, le doge proposa et fit décréter que désormais il n’y aurait plus d’élection, plus de renouvellement de l’assemblée, par consé-séquent plus de liste d’éligibles. Les membres du conseil actuel conservèrent seuls le droit d’y siéger pour toujours, et le transmirent à perpétuité à leurs descendants; et, pour marquer encore mieux que c’était un droit personnel, les enfants furent admis à prendre séance dans ce conseil, même du vivant de leurs pères, pourvu qu’ils eussent atteint leur vingt-cinquième année. Ainsi tout ce qui dans le moment ne faisait point partie du conseil, quelle que fut d’ailleurs son illustration, se trouva exclu de la souveraine puissance, et rentra dans la classe populaire. Un registre de ceux qui composaient le conseil fut ouvert; ce fut le livre d’or. Dès ce jour fut consommée la sujétion de presque toute la population de Venise, la création d’une noblesse héréditaire, privilégiée, souveraine, et l’organisation de l’aristocratie. Si le peuple devait se débattre avec fureur dans de pareilles chaînes, quels ne devaient pas être la surprise et le ressentiment des citoyens illustres, qui, faute de se trouver membres de l’assemblée acluelle, se voyaient exclus pour toujours de l’autorité, par conséquent de presque toutes lescharges, sacrifiés à des hommes obscurs, et sujets d’une assemblée dont les membres les plus distingués n’étaient que leurs égaux ? Des fapiillcscnlières,dcs fainil les qui remontaient jusqu’aux anciens tribuns, c’est-à-dire déjà honorées avant l’existence des doges, se trouvaient rejetées hors d’un gouvernement qu’elles avaient contribué à fonder. On remarquait parmi ces familles, les Bé-rengues, les Bedelotes, les Balachins, les Verardes, les Dénies; d’autres, n'ayant que quelques-uns de leurs membres dans le conseil, se trouvaient partagées entre l’exclusion et le privilège, comme les Mini, les Nani, les Malipiers, les Pasqualigo, les Navagiers, les Darduini, les Bons, les Trevisans, les Zacaries. Il parait que le nombre des nobles, composant à cette époque le conseil, et destinés par conséquent à réunir tous les droits de la souveraineté, ne s’élevait pas à plus de six cents. C’est cette révolution qu’on a désignée à Venise par le nom de serrar dcl consiylio, que je ne puis traduire qu’imparfaitement par clôture du grand-conseil. XV. Il est inutile d’en discuter la justice. Il est évident que les nobles, malgré leur richesse, leur influence, n’étaient pas propriétaires de Venise; le plus pauvre pêcheur était peut-être établi sur les lagunes plusieurs siècles avant eux. Rien ne donne le droit de s’arroger la suzeraineté, là où l’on a reçu un asile. 11 n’existait ni contrat, ni possession antérieure, ni droit dérivant de la protection. Chacun avait son industrie, sa propriété ; chacun avait supporté sa part des charges publiques, contribué de son sang à la défense et à la gloire de la patrie. Des familles anciennes, opulentes, illustrées par des services, souvent honorées des premières magistratures, se trouvaient, parce qu’elles avaient remis leurs dignités au terme prescrit, sujettes de mandataires infidèles, qui retenaient un pouvoir usurpé, en le déclarant absolu, perpétuel et héréditaire. Un patricien vénitien, de famille ducale, le cavalier Soranzo, a consigné l’aveu de l’illégitimité de cette révolution, dans un écrit qui aussi n’a jamais été imprimé, à ce queje crois. « Cette nouvelle forme de gouvernement, dit-il, ne fut point établie d’un consentement unanime, ni par une délibération légitime et régulière ; ce fut l’ouvrage des puissants, cl le résultat de la subordination. Il en est des gouvernements comme de l’or, on n’en trouve point qui soit absolument pur ; l’autorité souveraine est toujours, dans son origine, entachée de quelque usurpation. » On a dit que si le succès pouvait justifier une usurpation, celle-ci serait légitimée par sa longue durée et par les effets qu’elle a produits. On pouvait dès-lors voir dans ce système de gouvernement deux inconvénients; l’un que la puissance des patriciens n’y était balancée par aucun contre-poids ; l’autre, que cet élat de choses interdisait pour jamais toute espérance au mérite. Nous verrons dans la suite de cette histoire quels furent les effets de cette révolution. Le premier fut de dénaturer entièrement le pouvoir du doge. La veille, il était le magistral de la république, le chef d’un gouvernement représentatif; le lendemain, quand le grand-conseil se fut emparé de la souveraineté, le doge ne fut plus que le mandataire d’un souverain héréditaire. Le second résultat fut d’amener l’inslilution d’un tribunal terrible, soupçonneux, affranchi de toutes les formalités protectrices de l’accusé, et qui, pour assurer l’existence des usurpateurs de l’autorité, les réduisit eux-mêmes à vivre dans une crainte continuelle. Ce gouvernement devint, si je l’ose dire, un être idéal, qui pénétrait dans l’inlérieur des familles, dans le secret des cœurs, et qui, non moins redoutable pour les maîtres que pour les sujets, ne permettait ni les jouissances du pouvoir, ni aucun sentiment de dignité, ni celte sécurité duc à tous les citoyens qui ne troublent pas l’ordre publie.