104 HISTOIRE DE VENISE. intérêt, cormnc les nobles. Si la fierté très-légitime de ceux-ci les portait à envahir le pouvoir, le bon sens des autres leur conseillait d’en réclamer le partage. C’est de la lutte de ces intérêts opposés que résulta une forme de gouvernement nouvelle. Un historien s’est oublié jusqu’à dire que cett%révolu-tion ramena les choses à l’ordre naturel, qui veut que la partie haute domine sur la partie basse. Ce langage n’a pas plus de sens que de dignité (1). Les désastres éprouvés en Orient, la défaite totale de l’armée vénitienne à Curzola, étaient des circonstances peu favorables au gouvernement pour dépouiller le peuple d’un reste d’autorité ; cependant Gradenigo suivit ce projet avec une invariable constance. Au milieu des malheurs publics, qui fournissent toujours tant de moyens d’accuser le gouvernement, l’autorité se montra fière et ambitieuse; mais, ce qui n’est pas moins remarquable, elle se montra prudente dans son ambition. Le pouvoir ne résidait plus dans la personne du doge depuis plus d’un siècle, c’est-à-dire depuis qu’on lui avait donné des conseillers qui n’étaient pas de son choix, et qu’on l’avait environné de deux assemblées, à qui appartenait la décision absolue de toutes les affaires. Ces assemblées étaient le grand-conseil et le sénat; mais le sénat n’était qu’une émanation du grand-conseil : de sorte que celui-ci était le véritable dépositaire de la souveraineté. On n’avait pas pris, pour l'élection de ce conseil, des précautions telles qu’en lui transmettant le pouvoir, on lui transmit les sentiments qui devaient en diriger l’emploi. Douze magistrats de la commune nommaient, chacun dans leur quartier, une quarantaine de citoyens. Il est probable, mais il n’est pas certain, que ces douze électeurs étaient désignés par le peuple. Au reste, quelle que fût l’origine de leur mandat, ou voit combien il devait être facile à un homme jouissant de quelque influence, d’obtenir d’être porté sur une liste de quarante personnes faite par un seul citoyen. On conçoit combien celui-ci devait craindre de se faire des ennemis, surtout dans un corps qui nommait à tous les emplois, et qui exerçait l’autorité principale dans la république. Les familles considérables avaient entre elles des liens de parenté ou d’intérêt : la seule pré- (1) L’abbé Laugiek, Hist. de Venise, livre lu. >• I.e gouvernement vénitien, qui Faisait poursuivre l’ouvrage d’Ame-Jot de la Houssaye en 1700, montra toujours beaucoup de ménagements pour l’abbé Laugier, qui, eu effet, les méritait bien. Victor Sandi, auteur d’une Histoire civile de Venise, ayant remarqué un grand nombre d’erreurs dans celle de l’ex-jésuite, fit imprimer, en 1769, un livre intitulé : Estratti delta Storia venezlana del signor abbate Laugier, ed osservazioni sopra gli stessi. Les inquisiteurs d’Élat firent supprimer l’ouvrage : ove di troppo offende-vasi un uomo semprebene merito delta veneta storia. caution que l’on prit contre leur trop grande influence, fut de régler qu’une même maison ne pourrait avoir à la fois plus de quatre de ses membres dans le grand-conseil. Cette assemblée, qui disposait de toutes les charges, finit par s’arroger jusqu’à la nomination des électeurs qui devaient la renouveler elle-même. Du moment que les douze électeurs ne furent plus que les mandataires, les créatures du grand-conseil, il dut en résulter deux choses : l’une, que ces électeurs se crurent obligés de faire les choix dans l’esprit du corps dont ils tenaient leur mission; l’autre, que ce corps ne dut pas se considérer comme soumis à ses mandataires. Quelque soin que pussent prendre les électeurs de faire des choix agréables au grand-conseil, ces choix ne purent plus être considérés comme une élection définitivement consommée, mais comme une désignation soumise à l’approbation de l’assemblée. Ainsi, dès le XIIIe siècle, le grand-conseil se renouvelait lui-même. On ne doit pas s’étonner, après cela, du retour fréquent des mêmes noms, et de voir les personnages distingués se perpétuer dans celle assemblée, qui représentait la nation. Mais enfin, c’était l’au-torilé nationale qu’elle était censée exercer ; c’était au nom de la nation qu’elle faisait des lois. Aucun des plus illustres citoyens de Venise ne s’était encore avisé de prétendre qu’il prenait séance au conseil pour lui-méine, et non pour scs commettants; aucun des membres du conseil n’était inamovible ; personne n’était exclu du droit de le devenir. XI. L’an 1286, ou à peu près, car la circonspection des historiens vénitiens a laissé beaucoup de ténèbres sur les détails de ces événements, les trois chefs de la quarantie criminelle proposèrent de donner pour règle aux électeurs chargés de renouveler la liste du grand-conseil, de n’y admettre que ceux qui y auraient déjà siégé, ou dont les ancêtres y auraient pris place. Cette proposition créait un privilège exclusif en faveur des familles admises au grand-conseil depuis sa création, c’est-à-dire depuis 1172. Jean Dándolo, qui régnait alors, et qui n’était pas du parti aristocratique, s’opposa à l’introduction de ce privilège. Je tire ce fait de l'Histoire de la littérature vénitienne, pendant le XVtl° siècle, par 51. l’abbé Moscum, tome II, p. 205. Au reste, malgré tout son dévouement à l’aristocratie, l’abbé Laugier laisse parfois échapper d’étranges naïvetés ; par exemple, en parlaut du conseil des Dix, il dit (Discours sur les magistratures de Venise) : « Lorsque l'accusé est manifestement convaincu, il est exécuté à la manière des criminels ordinaires ; hors le cas d’une pleine conviction, l’exécution se fait secrètement, ou en jetant les criminels à la mer, ou en les faisant pendre la nuit. »