292 HISTOIRE DE VENISE. celte nouvelle, dit le cardinal Bembo, la république vit que la branche la plus importante de son commerce allait lui échapper. Lorsqu’elle apprit que les Portugais formaient des établissements sur ces côtes, qu’ils s’y rendaient maîtres de toutes les marchandises de l’Asie, et qu’ils pourraient bientôt les livrer à l’Europe à plus bas prix que celles qui arrivaient par la mer Rouge, par l’Euphrate, ou .par le Tanaïs, cette jalousie se changea en fureur. Les Vénitiens s’empressèrent d’cxciter celle du Soudan d’Égypte : ils lui répétèrent que les nouveaux établissements de ces Européens allaient ruiner les siens; que son pays ne serait plus l’entrepôt du commerce de l’Europe et de l’Asie. Ils le pressèrent de faire des efTorls pour chasser les Portugais des points où ils ne pouvaient être encore solidement établis : ils lui en offrirent les moyens, lui envoyèrent des canons, des métaux pour en faire, des fondeurs, des constructeurs de navires, des matériaux; l’engagèrent même à en faire passer aux princes indiens, pour les aider à repousser ces étrangers. Ils proposèrent, dit-on, d’ouvrir à leurs frais une communication entre la Méditerranée et la mer Rouge à travers l’isthme de Suez, et ils établirent dans ce port des magasins, une aiguade et un arsenal, dont on voit encore les débris au lieu dit les Fontaines de Moïse. Le soudan d’Égypte était peu en état de consommer une entreprise si fort au dessus du génie de sa nation. Il commença par menacer de dévaster le peu d’établissements que la piété chrétienne conservait dans la Terre-Sainte, si le pape et les Espagnols n’obligeaient les Portugais à se retirer des côtes d’Asie. Cette négociation, entreprise par un moine du Saint-Sépulcre, n’eut aucun résultat. Ensuite le Soudan s'étant concerté avec les rois de Cambaye et de Calicut, envoya une dizaine de bâtiments, montés par huit cents Mamelucks, lesquels, après avoir descendu la mer Rouge et traversé la merdes Indes, allèrent attaquer la flotte portugaise, qui partait de Cochin pour l’Europe; ils la détruisirent. Mais ce n’était là qu’un succès passager. Peu de temps après, les vaisseaux du Soudan furent pris ou brûlés à leur tour ; il aurait fallu une marine et de la persévérance pour obliger les Portugais à lâcher prise. Aibukerque conçut une vengeance digne d’un homme de génie. Si elle eût réussi, c’en était fait de l’espérance des Vénitiens, de la puissance du soudan, de la prospérité de l’Égypte, de l’Égypte elle-même. 11 entreprit de détourner le Nil, avant sa sortie de l’Éthiopie, et de le forcer de se jeter dans la mer Rouge. Heureusement il ne put accomplir ce projet, qui aurait détruit une des plus belles parties de la terre habitable, et empêché l’Égypte de remplir les destinées que sa position lui garantit tôt ou tard, c’est-à-dire d’être le centre de communication des trois parties de l’ancien monde. Les Vénitiens, perdant touteespérance de ce côté, tâchèrent de traiter avec les Portugais, pour entrer en partage des bénéfices de ce nouveau commerce. 11 n’y avait pas moyen de composer entre l’avarice et l’avidité. Le pape avait tracé sur le globe une ligne, au delà de laquelle tout ce qui serait découvert devait appartenir aux Portugais. Munis de ce titre , ils ne voulurent rien céder de leurs droits à une nation qui les enviait, sans être en état de les leur dispu ter. En 11521, les Vénitiens firent une nouvelle tentative. Ils proposèrent au roi de Portugal de lui acheter, à un prix fixe, toutes les épiceries qui arriveraient dans ses ports. Le roi ne voulut point affermer le monopole à ces étrangers ; et il ne resta au gouvernement de Venise, pour se venger de tant de refus, que la ressource d’exempter de tous droits d’entrée les épiceries qui arrivaient dans leur port par la voie d’Égypte, et de soumettre à une douane rigoureuse celles qui viendraientdes Portugais. La législation vénitienne relativement aux étrangers, pour tout ce qui concernait leur commerce, était dure, comme chez tous les peuples puissants et jaloux deleursavantages. Les lois défendaient même de recevoir aucun négociant étranger sur les vaisseaux vénitiens. Les étrangers payaient des droits de douanes deux fois plus forts que les nationaux. Dans les discussions avec les indigènes, il fallait qu’ils se consumassent en frais, pour obtenir une lente justice. Ils ne pouvaient ni faire construire, ni acheter des vaisseaux dans les ports de la république. Les vaisseaux, les patrons, les propriétaires de la marchandise, tout devait être vénitien. Toute société entre les nationaux et les étrangers était interdite; il n’y avait de privilèges, de protection, et par conséquent de bénéfices que pour les Vénitiens, et spécialement pour les citadins; car ce furent les droits attachés à la qualité de citoyen de Venise, qui devinrent l’origine de celte espèce de condition, désignée par la dénomination de citadinance. Pour jouir des faveurs que le gouvernement accordait au commerce, il fallait avoir acquis ce titre; aussi voyait-on un grand nombre de riches négociants desautres nations se faire inscrire sur la liste des citoyens de Venise. On cite même à ce sujet un roi de Servie, qui, à son départ de Venise, fut si effrayé de la somme à laquelle furent taxés les objets qu’il emportait, qu’il sollicita le titre de Vénitien, pour être dispensé de payer ces droits. Les sujets même de la république étaient l’objet de la jalousie de la capitale; les marchandises de luxe, et jusqu’aux choses de première nécessité, ne pou-