LIVRE VIII. 131 Celui-ci se tint renfermé chez lui et écrivit au doge, pour réclamer la sûreté qui lui était due. Le patron fut mandé devant la seigneurie ; le prince le réprimanda sévèrement, le menaça de le faire pendre, s’il s’avisait d’attrouper la multitude, ou de se permettre des invectives contre un patricien, et le renvoya en lui ordonnant, s’il avait quelques plaintes / à former, de les porter devant les tribunaux. XXV. La nuit étant venue, un émissaire alla trouver cet homme, qui se nommait Israël Bertuc-cio, l’amena au palais et l’introduisit mystérieusement dans un cabinet où était le prince avec son neveu Bertuce Falier. Là, l’irascible vieillard écouta avec complaisance tous les emportements et tous les projets de vengeance du patron, lui demanda ce qu’il pensait des dispositions des hommes de sa classe, quelleétait son influence sur eux, combien il pourrait en ameuter, quels étaient ceux dont on espérait se servir le plus utilement. Bertuccio indiqua un sculpteur, d’autres disent un ouvrier de l’arsenal nommé Philippe Ca-lendaro; on le lit venir à l’instant même, ce qui prouve à quel excès d’imprudence la colère peut entraîner. Un doge de quatre-vingts ans passa une partie de la nuit en conférence avec deux hommes du peuple, qu’il ne connaissait pas la veille, discutant les moyens d’exterminer la noblesse vénitienne. Il était difïicile qu’on soupçonnât un pareil complot : les conférences pouvaient se multiplier sans cire remarquées; cependant il n’y en eut pas un grand nombre; car les conjurés se jugèrent, au bout de quelques jours, en état de mettre à exécution cette grande entreprise. 11 fut convenu qu’on choisirait seize chefs, parmi les populaires les plus accrédités; qu’on les engagerait à prêter main-forte, pour un coup de main d’ou dépendait le salut de la république; qu’ils se distribueraient les différents quartiers de la ville, et que chacun s’assurerait de soixante hommes intrépides et bien armés. Ainsi c’était un millier d’hommes qui devait renverser le gouvernement d’une ville si puissante; cela prouve qu’il n’y avait pas alors des forces militaires dans Venise.On arrêta que le signal serait donné au point du jour par la cloche de Saint-Marc : à ce signal les conjurés devaient se réunir, en criant que la Hotte génoise arrivait à la vue de Venise, courir vers la place du palais, et massacrer tous les nobles à mesure qu'ils arriveraient au conseil. Quand tous les préparatifs furent terminés, on arrêta que l’exécution aurait lieu le 15 d’avril. XXVI. La plupart de ceux qu’on avait engagés dans cette affaire ignoraient quel en était l’objet, le plan, le chef, et quelle devait en être l’issue. On avait été forcé d’initier plus avant ceux qui devaient diriger les autres. Un Bergamasquc, nommé P.er-trand, pelletier de sa profession, voulut préserver un noble, à qui il était dévoué, du sort réservé à tous ses pareils. Il alla trouver, le 14 avril au soir, le patricien Nicolas Lioni, et le conjura de ne pas sortir de chez lui le lendemain, quelque chose qui put arriver. Ce gentilhomme, averti par cette espèce de révélation, d’un danger qui devait menacer beaucoup d’autres personnes, pressa le conjuré de questions, et n’en obtint que des réponses mystérieuses, accompagnées de la prière de garder le plus profond silence. Alors Lioni se détermina à se rendre maître de Bertrand jusqu’à ce que celui-ci eût dit tout son secret; il le fit retenir, et lui déclara que la liberté ne lui serait rendue qu’après qu’il aurait pleinement expliqué le motif du conseil qu’il avait donné. Le conjuré, qu’une bonne intention avait conduit auprès du patricien, sentit qu’il en avait déjà trop dit, et qu’il ne lui restait plus qu’à se faire un mérite d’une révélation entière. Il ne savait probablement pas tout, mais ce qu’il révéla sullit pour faire voir à Lioni qu’il n’y avait pas un moment à perdre. Celui-ci courut chez ie doge pour lui communiquer sa découverte et ses craintes. Falier feignit d’abord de l’étonnement; puis il voulut paraître avoir déjà connaissance de cette conspiration, et la juger peu digne de l’importance qu’on y attachait. Ces contradictions étonnèrent Lioni ; il alla consulter un autre patricien, Jean Gradenigo; tous deux se transportèrent ensuite chez Marc Corriaro; et enfin ils vinrent ensemble interroger Bertrand , qui était toujours retenu dans la maison de Lioni. Bertrand ne pouvait dire jusqu’où s’étendaient les liaisons et les projets des conjurés; mais il ne pouvait ignorer que le patron Bertuccio et Philippe Calendaro y avaient une part considérable, puisque c’était par eux qu’il avait été entraîné dans le complot. Les trois patriciens que je viens de nommer convoquèrent aussitôt, non dans le palais ducal, mais au couvent du Saint-Sauveur, les conseillers de la seigneurie, les membres du conseil des Dix, les avogadors, les chefs de la quarantie criminelle, les seigneurs de nuit, les chefs des six quartiers de la ville, et les cinq juges-de-paix. Celle assemblée envoya sur le champ arrêter Ber-tuccio et Calendaro. Ils furent appliqués l’un et l'autre à la torture. A mesure qu’ils nommaient quelque complice, on donnait des ordres pour s’assurer de sa personne. Lorsqu’ils révélèrent que la cloche de Saint-Marc devait donner le signal, on envoya une garde dans le clocher pour empêcher de sonner. Il était naturel que les coupables cher-