XXVI INTRODUCTION Les cuirassés mêmes dont le Brésil et l’Argentine sont dégoûtés, on les repasse à la Turquie et à la Grèce. Constantinople va devenir un grand arsenal, un port de guerre digne de son nom, de son passé. Les flottes grecques vont obliger l’Italie, dont l’ardeur tombait, à grossir, elle aussi, sa marine ; à cet exemple, les grands pays d’Europe et d’Amérique ne resteront pas insensibles ; les Ligues navales agiront, les ambassades rendront compte de leurs imposantes manifestations par des dépêches confidentielles communiquées d’ailleurs, aussitôt reçues, aux grands journaux ; les orateurs patriotiques flétriront dans les revues ou à la tribune « le mensonge du pacifisme », et ainsi se réalisera cette prédiction des Américains : « La prochaine guerre sera déclarée par la Presse. » Alors, les Grecs, les Turcs, les Serbes et les Bulgares, les Monténégrins et les Albanais, armés jusqu’aux dents, pourvus de tous les canons, de tous les Dreadnoughts dont nous ne savons plus que faire, pourront s’entre-tuer de nouveau et môme entraîner à leur suite ceux des Gouvernements européens qui seront comme eux victimes de la presse et du patriotisme d’affaires, ou, en d’autres termes, de la politique des armements. Devant ces folies ou ces crimes, — peu importe le mot, — notre seule ressource est, en attendant le jour où nous verrons se constituer une presse indépendante, notre devoir est d’oser dire la vérité que les hommes les plus sensés hésitent à reconnaître dans la crainte de se compromettre. Dans un des discours que j’ai prononcés au Sénat, pour l’acquit de ma conscience, en face d’un auditoire au fond sympathique à mes efforts mais bien décidé à ne pas les soutenir, j’ai calculé que la France s’est imposé plus de cent milliards de dépenses improductives depuis quarante-trois ans, plus de deux milliards en moyenne par an. Tel est le prix minimum de la paix armée pour un seul pays. Plusieurs centaines de milliards en un demi-siècle pour l’ensemble des grands pays ! ! ! Imagine-t-on ce que l’Europe unie aurait pu faire de ces centaines de milliards en en consacrant la moitié seulement au service du progrès? Voit-on l’Europe elle-même, sans compter l’Afrique et l’Asie, traversée dans ses contrées les plus reculées, régénérée par des courants d’air pur de circulation, d’instruction, de sécurité ? Peut-on concevoir ce que seraient aujourd’hui ces infortunés peuples balkaniques si les grands Etats de l’Europe, leurs patrons ! n’avaient rivalisé entre eux que pour les aider, pour les doter de routes, de travaux d’art, de voies ferrées et fluviales, d’écoles, de musées, de laboratoires, d’hôpitaux ! Le titre qui conviendrait le mieux à ce rapport eut été : l’Europe divisée et son action démoralisante clans les Balkans ; mais n’eût-il pas été lui-même injuste, à tout prendre ? Les vrais coupables dans cette longue suite d’exécutions, d’assassinats, de noyades et d’incendies, de massacres et d’atrocités que résume notre rapport, ne sont pas les peuples balkaniques, ne nous lassons pas de le