LES PAYSANS BULGARES ET L’ARMÉE GRECQUE 89 Qu’adviendra-t-il de ces familles turques déracinées? A qui appartiendront les terres qu’elles ont laissées derrière elles ? Quel droit ont les Grecs de disposer des terres des Bulgares dans la région de Kukush? Ces problèmes pourront se résoudre au moyen de quelque arrangement sommaire, mais qui n’ira pas sans une misère infinie pour les particuliers, et sans une immense injustice. En terminant ce douloureux chapitre, nous voudrions rappeler au lecteur qu’on ne lui présente là qu'une peinture partielle et en quelque sorte uniforme de la guerre. Nous avons rapproché les unes des autres, en une perspective continue, toutes les souffrances infligées aux non-combattants de Macédoine par des armées enivrées par leur victoire ou exaspérées par leur défaite. Ce serait faire preuve d’un faible esprit critique ou historique que de baser là-dessus un jugement moral d’ensemble. Pour apprécier exactement la moralité des peuples balkaniques dans cette crise qu’est la guerre, il faudrait tenir compte également de leur courage, de leur endurance et de leur dévouement. Si l’ardeur du sentiment national explique en partie les violences, c’est elle aussi qui a inspiré cette intrépidité qui remporte la victoire, ou cette fermeté qui supporte la défaite. Le moraliste qui cherche à comprendre la barbarie dont chacune de ces pages porte le témoignage doit se rappeler que toutes les races balkaniques ont grandi parmi les conceptions turques de la guerre. Les vieilles chansons, l’histoire, la tradition orale de ces pays présentent partout la guerre comme accompagnée nécessairement de rapt, de pillage, de dévastation et de massacre. En Macédoine, ces mœurs n’existaient pas seulement à l’état de souvenirs lointains, mais d’expérience récente. Le caractère nouveau et moderne de ces guerres est peut-être, au contraire, que, pour la première fois, dans l’histoire des Balkans, un effort a été tenté, bien imparfaitement, il est vrai, par plusieurs des combattants et des fonctionnaires civils pour se conformer à un idéal européen d’humanité. La seule morale qu’on pourrait tirer de ces événements, c’est que la guerre, quand les circonstances sont exceptionnelles, produit quelque chose de pire encore que ses conséquences normales. L’extrême barbarie dont certains de ces épisodes sont marqués est un trait local qui s’explique par l’histoire des Balkans. Mais le fait capital, c’est que la guerre supprima, pour un temps, les freins qui agissent dans la vie civile normale, enflamma les passions qui'som-meillaient en temps de paix et détruisit cette bienveillancejjqui, [entre voisins, semble si naturelle, pour y substituer la volonté du mal. ,C’est^là, partout et toujours, l’essence de la guerre.